Lucie vient d'avoir 25 ans. Elle enseigne l'anglais dans un collège en banlieue parisienne. Elle est brillante, a fait de longues études et entretient de bonnes relations avec sa famille. En surface, sa vie paraît paisible, sans accroc. Mais quand elle fête son quart de siècle avec ses parents et son frère, elle reçoit un vélo d'appartement. Pas vraiment le cadeau idéal, d'autant plus que sa mère la prive de gâteau tous les ans, phobique à l'idée que sa fille prenne le moindre gramme.
Cette année, c'est décidé. Lucie s'offrira une opération de chirurgie bariatrique pour rompre définitivement avec son statut "d'obèse modérée", qui lui gâche son quotidien. Avant de passer sur le billard, elle devra s'entretenir avec une psy, procédure obligatoire en France pour ce type d'opération.
Pour Lucie, qui au départ prend la chose comme "une simple formalité", l'entrevue se transforme en un long voyage introspectif au cours duquel elle se replongera dans son passé et s'interrogera sur le rapport qu'elle entretient avec son propre corps. Avant d'aboutir au questionnement ultime : doit-on se plier aux diktats de la société et au culte du corps parfait ou peut-on s'accepter tel que l'on est ?
Une question qui passionne la journaliste Daphnée Leportois- passée par Slate, Buzzfeed et l'Express Styles- depuis de nombreuses années, à l'instar de la psychanalyste Catherine Grangeard, spécialisée dans l'accompagnement des personnes en surpoids.
Quand les deux femmes se rencontrent (dans le cadre d'une interview), la nécessité de briser le tabou autour du corps féminin s'impose comme une évidence. Catherine Grangeard, déjà autrice de l'ouvrage Le poids des mots, Les maux du poids, nourrissait l'idée de raconter le quotidien d'une jeune femme en surpoids qui se sent prisonnière de son corps afin de sensibiliser un maximum de personnes à ce sujet.
Après sa rencontre avec Daphnée Leportois, Catherine Grangeard sait qu'elle a trouvé la plume qui lui manquait pour écrire ce roman. Un coup de téléphone, une seconde entrevue et le projet est lancé : neuf mois plus tard, les deux femmes accouchent du roman La Femme qui voit de l'autre côté du miroir, paru le 7 juin aux Éditions Eyrolles. Les deux autrices étaient à la librairie Le Divan à Paris le 14 juin pour présenter ce livre écrit à quatre mains. Rencontre.
Daphnée Leportois : On a pensé au miroir parce qu'il reflète les deux mondes dans lesquels on vit. D'un côté, on a ce qu'on voit, de l'autre ce qu'il y a au-delà des apparences. C'est aussi le fossé entre ce qu'on est et ce que l'on perçoit à travers le regard des autres, de celui de la société.
Catherine Grangeard : Le miroir de la société nous renvoie justement à une nécessité d'avoir une apparence "convenable". De l'autre côté, il y a l'être humain. Peut-être une personne qui joue le jeu ou non, ou qui veut le jouer, mais qui n'y arrive pas.
C.G : Les hommes ne viennent que lorsque leur santé est en jeu. Les femmes, elles, souffrent davantage de leur corps, majoritairement pour des raisons esthétiques. On a autant d'hommes que de femmes d'un point de vue statistique qui sont en excès de poids, mais il y a effectivement beaucoup plus de femmes qui viennent faire des chirurgies bariatriques parce qu'elles souffrent de leur image.
Cela est également dû au fait que les femmes acceptent davantage que leurs compagnons soient en excès de poids. Pour les hommes, c'est plus difficile de vivre avec une femme en surpoids, cela pose plus de problèmes dans le couple. Toutes ces représentations font que les femmes vont davantage vivre avec des complexes que les hommes. D'ailleurs, on va dire d'un homme en surpoids qu'"il est costaud" mais pour une femme en surpoids, on dit qu'"elle est grosse".
D.L : Les femmes vont de toutes façons davantage aller consulter un médecin d'elles-mêmes que les hommes, même quand il s'agit de leur santé en général. Les hommes n'ont pas du tout le même rapport au corps et à la santé.
C.G : La femme va plus facilement demander conseil à son médecin, mais le malaise qu'elle ressent à cause de son corps est souvent très loin des explications ou conseils qu'elles reçoivent. L'homme lui, ne va que rarement évoquer le sujet, sauf si, encore une fois, sa santé entre en ligne de compte.
C.G : Un certain nombre de personnes voit le fameux entretien avec la psy, comme une "étape obligatoire emmerdante" et n'ont pas été mis au courant par la chirurgie de son utilité. Les gens qui arrivent dans le cabinet ne sont pas toujours ravis d'être là. Mais souvent si vous trouvez quelque chose dès la première séance, ils sont ravis et ont presque envie de revenir.
Si toutes les questions notamment celle du bénéfice/risque, ont été posées et résolues, là ok. On n'est ni pour ni contre. Il faut juste que cela soit pratiqué avec bienveillance et que ça aide le patient à se sentir davantage en paix avec lui-même.
C.G : Absolument. Le vrai bon régime, c'est de manger quand on a faim. Et bien sûr, le plus équilibré possible.
D.L : Ce genre d'histoire résume assez bien l'idée de nombreux témoignages qui ressortent à ce sujet. Un médecin va fréquemment dire à une patiente en surpoids : 'Vous êtes trop grosse, c'est pour ça que vous avez tel ou tel problème'. Parfois, il y a un lien, mais d'autres fois, non. On est de plus en plus dans une médecine mécanique et technique et de moins en moins dans le relationnel et l'humain. Nous ne faisons pas une critique du corps médical en tant que tel, mais plutôt une critique d'un système qui dans son ensemble laisse finalement peu de temps à l'humain.
C.G : On tombe aussi dans la confusion santé et beauté. Le fait d'être en excès de poids ne rend pas les gens malades. Pour les gens qui ont du diabète, par exemple, oui cela sera nécessaire de perdre du poids. Mais l'excès de poids en lui-même n'est pas une maladie.
D.L : La manière dont le concept de l'émission "Renaissance" a été présentée fait très peur car on a le côté très technique comme si c'était un coup de baguette magique. En plus, l'effet télévision avant/après sous-entend à quel point ce n'était pas bien avant.
C.G : J'aimerais que Karine Le Marchand nous intègre à son équipe. Si elle ne veut montrer que des corps qui vont perdre du poids, ça va se transformer en foire. Si en revanche elle veut montrer pourquoi certaines personnes y recourent et comment ça se passe, là oui, on peut obtenir quelque chose d'intéressant.
Propos recueillis par Léa Drouelle et Marguerite Nebelsztein
La femme qui voit de l'autre côté du miroir, Catherine Grangeard, Daphnée Leportois, Éditions Eyrolles, 14 euros.