"Ecrire, c'est aussi aussi ne pas parler. C'est se taire. C'est hurler sans bruit", écrivait Marguerite Duras. A contrepied de cette suggestion poétique, ils sont nombreux, les romans de ce printemps 2021 à dire tout haut ce qui d'ordinaire s'intériorise en silence. Tabous, indignation, révoltes, mais aussi menstruations, sexisme, et traumatismes. Et pas seulement.
Tour à tour ludiques et tragiques, légères et dévastatrices, de nombreuses fictions ont retenu notre attention en cette saison, par leur style audacieux, l'authenticité de leurs personnages, la pluralité de leur ton ou encore leur caractère profondément politique. Et féministe. Tour d'horizon des sorties à ne pas louper.
Dans un monde dominé par la surveillance gouvernementale, l'étouffement des libertés et l'exploitation des femmes, quelques survivantes attendent patiemment que tout change - c'est-à-dire, que tout s'enflamme.
Dystopie épinglant les dérives autoritaires de l'Etat, romance lesbienne flamboyante, ode à la sororité et à la révolte, fable écoféministe... La (science) fiction selon Wendy Delorme s'émancipe de tous les genres pour mieux les réunir en une somme vivace et subversive. Erotisme, poésie et politique n'y font qu'un tout.
A travers le récit cauchemardesque d'une société ultra-surveillée, aux marginalités opprimées et à la jeunesse condamnée, l'autrice évoque aussi bien les violences policières et la crise climatique que le rapport fondamental de l'homme (et de la femme) à la nature, à la création (littéraire, entre autres) et... à la colère. Comme une envie de se lever, de se casser, et de tout cramer.
Viendra le temps du feu, par Wendy Delorme
Editions Cambourakis, 255 p.
Des années durant, la narratrice de La retenue a été victime d'inceste, régulièrement violée par son oncle. Des violences sexuelles, physiques et psychiques qu'elle relate avec minutie, tout comme l'impossibilité d'une reconstruction personnelle, quand le silence, normalisé, s'est éternisé au point d'étouffer toute expression.
Il a fallu longtemps à la spécialiste en psychopathologie et poétesse Corinne Grandemange pour nous partager ce roman non fictionnel dont le style, intimiste et très épuré, contraste avec le caractère insoutenable de ce qui nous est raconté. Soit le récit d'un inceste qui dure, et se normalise au fil des années autant qu'il n'en finit pas de meurtrir sa victime, miette après miette. L'histoire d'un calvaire, de ses souvenirs, et de ses conséquences, mais surtout d'une omerta familiale, d'un non-dit persistant d'où émane une violence d'autant plus redoutable.
Face à ce silence douloureux, l'écrit apparaît alors comme un acte libérateur, nécessaire et poignant.
La retenue, par Corinne Grandemange
Editions Des Femmes, 143 p.
Chaque année, familles fatiguées, salarié·e·s sous l'eau et autres âmes solitaires se rendent au Club Océan, camp de vacances situé sur la côte basque. Dans ce lieu d'activités estival vont s'entrecroiser quelques anonymes qui ne demandaient pas forcément à se connaître. Leurs histoires se déploient sur fond d'apéros et de piscine.
Citation de Jean-Claude Dusse en évidence (notre loser préféré), la journaliste Adèle Bréau, autrice du best-seller Frangines et de L'odeur de la colle en pot, nous embarque dans un simili Club Med où se côtoient des personnages d'une truculente banalité. Père de famille à la ramasse, couples désoeuvrés, mères, épouses, animateurs relous... Rien ne manque dans ce roman choral solaire où la douce satire enlace une certaine nostalgie. Et surtout pas des voix féminines attachantes, comme celle de Chantal, grand-mère un brin misanthrope bien consciente du kitsch de tout ce tintouin vacancier. Difficile de ne pas se reconnaître en cette senior qui nous rappelle la puissance de nos mamies.
Haute saison, par Adèle Bréau
Editions JC Lattès, 320 p.
De mon plein gré, c'est l'histoire d'une plainte déposée au commissariat pour viol. D'une victime interrogée comme un coupable, de souvenirs qui s'énoncent au gré des heures et des questions, sèches et redondantes, de l'interrogatoire. Un récit tortueux, pour dire celui de milliers d'autres à qui on bouscule la parole.
Après un premier roman remarqué, A la demande d'un tiers, Mathilde Forget nous touche aux tripes avec ce récit d'un viol, narré comme une déposition brute qui s'énoncerait face aux forces de l'ordre. L'écriture y est précise, tranchante, détaillée, sans fioritures. Elle vous happe comme un vertige, par sa minutie et sa crudité.
A travers cette captation du victim blaming, la culpabilisation systématique des victimes, de leurs paroles et de leurs attitudes, l'autrice déploie une écriture implacable, un tour de force stylistique qui captive et embrase tout.
De mon plein gré, par Mathilde Forget
Éditions Grasset, 137 p.
Alice vient tout juste de quitter son taf pour se lancer dans un projet stimulant à souhait : proposer une application qui permettrait d'accompagner les personnes menstruées dans la gestion de leurs règles. Mais la création de sa start-up, lancée en compagnie de trois amies ultra-connectées, ne se fera pas sans mal.
Avec ce premier roman, la créatrice de la newsletter #Règle30 Lucie Ronfaut-Hazard dépeint avec une virulence plutôt savoureuse le sexisme ordinaire du milieu de la tech et de l'entreprise. Mais aussi, le risque de feminism washing (féminisme opportuniste, mercantile) particulièrement sensible au sein du marché ambivalent de la "femtech", c'est-à-dire des technologies destinées aux femmes, et plus précisément à leur santé et à leur intimité.
C'est la dureté de ce business et son ambiguïté que Lucie Ronfaut-Hazard retranscrit, non sans mettre en mots le cyber-harcèlement que peut générer l'entrepreneuriat féminin. Et ce à travers l'alliance d'individualités fortes et attachantes, jeunes activistes digitales bien décidées à poursuivre leur initiative malgré les coups durs. Un quatuor qui confère à cette fiction une véritable pertinence générationnelle.
Les règles du jeu, par Lucie Ronfaut-Hazard
Editions La ville brûle, 230 p.
Un soir, une station-service et quelques solitudes qui la traversent. Mais quelles histoires accompagnent donc ces anonymes ? Nounou, prof de pole-dance, représentant en acariens, chaque personnage pourrait être toisé d'un seul coup d'oeil et pourtant, leurs récits sont plus étonnants que ce que vous ne pourriez croire. Bien plus !
Un meurtre sanglant sur fond de posts Instagram inspirants, un traumatisme placé sous le signe du dauphin, une vengeance à grands coups d'infections sexuellement transmissibles... L'imagination de la romancière Adeline Dieudonné, sacrée grand espoir de la fiction belge avec son best-seller La vraie vie, n'a aucune limite – tout comme son mauvais goût et sa virulence.
Dans Kerozene, une simple station de service se fait le point de départ d'une série d'histoires déroutantes, redoublant de violence, d'humour féroce, de drame également. Mais qu'importe le ton, ce sont toujours les femmes qui prennent le pouvoir dans cet éventail tragicomique et volontiers provoc. Et nous, on en redemande.
Kerozene, par Adeline Dieudonné
Editions L'iconoclaste, 260p.