Dire les poétesses, ces femmes qui ont fait et font la poésie, en se plongeant dans les archives, ou bien en décochant des conseils bien sentis aux futures générations, voilà le but de deux nouvelles sorties enthousiasmantes. D'un côté, le recueil de poésie de l'illustratrice Diglee, Je serai le feu (éditions La ville brûle), ode à bien des artistes oubliées, de l'autre, un ouvrage collectif destiné aux plumes de demain, Lettres aux jeunes poétesses (L'arche).
C'est un même engagement féministe qui unit ces deux livres, valorisant le matrimoine à grands renforts de vers tout en évoquant l'existence – tumultueuse – des femmes artistes. Précarité, sexisme et drames traversent les vies de poétesses aussi bien narrées par Diglee que par les vingt et une autrices des Lettres – Chloé Delaume, Nathalie Quintane, Ouanessa Younsi...
D'où l'intérêt de mettre en lumière cette profession invisibilisée, en cette rentrée littéraire où la place des femmes dans l'Histoire est revalorisée (lire l'essai Les grandes oubliées de Titiou Lecoq). Deux opus sororaux pour faire de l'écriture poétique une "matière vivante et politique", comme l'énonce la maison d'édition L'Arche, mais aussi une forme de transmission, et une inspiration stimulante pour les générations (et révolutions) à venir.
Habituées à mettre sur un pied d'égalité esthétique (celle de dessinatrices comme Mirion Malle) et écrit (les plumes d'Iris Brey, Elise Thiébaut, Marie Kirschen), les éditions de La ville brûle nous ravissent avec Je serai le feu, recueil de poésie abondamment illustré par Diglee, autrice de cette initiative de taille : réunir cinquante poétesses de toute nationalité et époque, avec biographies subjectives et florilèges. Le fruit pour son instigatrice de recherches approfondies en bibliothèques et librairies.
Si s'en dégagent quelques noms familiers (Emily Dickinson, Anaïs Nin, Patti Smith, Andrée Chedid), Je serai le feu met avant tout l'accent sur la rareté, l'inconnue, l'oubliée. Et par là même, l'urgence d'une redécouverte historique et militante. En portraitisant ces "mélancoliques, magiciennes, excentriques, insoumises, alchimistes du verbe", Diglee reflète la condition des femmes artistes : subversives par essence (l'activiste antiracisme Maya Angelou), avant-gardistes dans l'ombre de leurs homologues masculins (la Dadaïste Mina Loy), éternelles incomprises (Claude Cahun, artiste surréaliste "de genre neutre" rejetant toute catégorisation "intime ou politique").
A travers leurs existences et leurs styles ce sont des enjeux de lutte encore actuels qui se côtoient – d'identité, d'égalité, de sexualité(s).
Résultat, la poésie se fait plus vivace que jamais, dès ce titre flamboyant que n'auraient pas renié Céline Sciamma et Adèle Haenel.
"J'avais envie de partager avec vous ces mots qui m'ont tant émue, rappeler que, oui, les femmes écrivent de la poésie (et pas une poésie " de femmes " uniforme et mièvre), faire la peau à ce vieux cliché qui voudrait que la poésie soit un genre littéraire réservé aux bancs de l'école ou, pire encore, à une élite, raconter ma passion viscérale pour ces énergumènes illuminées, assoiffées d'absurde et de rêves", écrit l'autrice.
Une passion communicative.
Je serai le feu, par Diglee
Editions La ville brûle, 335 p.
"Oui, les femmes écrivent de la poésie (et pas une poésie 'de femmes' uniforme et mièvre)". Cette phrase de Diglee trouve un écho singulier dans Lettres aux jeunes poétesses, ouvrage placé sous le signe de la sororité. En s'adressant aux femmes poètes de demain, celles d'aujourd'hui narrent les discriminations de la profession, la difficulté du labeur, mais aussi l'impact de la poésie comme langage encore innovant, transgressif, puissant.
Alors que l'autrice Chloé Delaume tacle le sexisme du milieu ("Tu passeras souvent pour une folle, parce que les écrivaines sont folles, tandis que leurs collègues masculins sont juste des génies alcooliques. Tu te feras couper la parole sur des plateaux des festivals autant par tes collègues que par les modérateurs"), la poétesse marocaine Rim Battal envisage la poésie comme une répartie féministe : "Ce qui tue ce n'est pas la poésie, ni les émotions ni l'expérience, ce qui tue, c'est l'inaction, les blagues sexistes et les mains au cul. Aiguise tes dents et décoche".
Les conseils des poétesses à l'adresse de leurs consoeurs ? Fuir les machos. Ne pas se conformer à tout prix aux standards et conventions de la langue. Trouver sa propre voix. Ne pas négliger la forme. Croire en la force des émotions. Ne pas craindre de ne pas rencontrer son public tout de suite. Ne pas se censurer. Mais aussi, braver le sentiment d'illégitimité, ou syndrome de l'imposteur, en se rappelant que oui, poétesse est un métier.
Au gré de ces lettres où se transmettent autant les expériences individuelles que l'amour de la création, la poésie est envisagée comme un sport de combat, et un pouvoir. Le mot semble aujourd'hui galvaudé, il n'en est rien.
"Qu'est-ce qu'un poème devant le monde entier ? Sans doute un grain de sable, mais ce seul grain suffit pour que le monde penche, penche encore, et lutte pour ne pas sombrer. Ton poème ? Un geste radical pour enrayer les mécanismes, rompre avec les systèmes. Quels que soient les coups, l'indifférence, les doutes, fais confiance à ta langue. Elle est là, l'espérance ! Ton avenir, fais le libre, fais en sorte qu'il le soit", se réjouit ainsi l'écrivaine Édith Azam.
L'un des mantras marquants de cette ode à l'entraide ("J'ai continué à écrire grâce à l'accompagnement d'amies poètes qui m'ont appris à écrire, à aimer, m'ont montré que la poésie reste un travail du lien", affirme Ouanessa Younsi), qui semble hantée par cette éloquente citation de Virginia Woolf (Une chambre à soi) : "Qui peut évaluer l'ardeur et la violence d'un coeur de poète quand ce coeur habite le corps d'une femme ?".
Lettres aux jeunes poétesses, Collectif
Editions L'Arche, 140 p.