L'épisode 6 de la saison 5 de Game of Thrones fut la cerise sur le gâteau. La pauvre Sansa Stark – déjà pas franchement gâtée par la vie – est violée sauvagement par Ramsay Bolton le soir de leur "nuit de noces". Mouvement de caméra rapide. A aucun moment l'agression sexuelle n'est vécue du point de vue de la victime. A sa place, c'est la réaction de Theon Greyjoy, ici témoin de la scène, qui est montrée au téléspectateur. Réaction qui engendrera finalement son désir de vengeance. Diffusé au printemps 2015, l'épisode est rapidement devenu l'exemple parfait de tout ce qui cloche dans la mise en scène d'un viol à l'écran. Et malheureusement, Game of Thrones n'est pas la seule série à faire vivre à ses héroïnes des viols ou des agressions violentes dans le seul but d'apporter un peu "d'épaisseur" au personnage ou de titiller un public qui a déjà tout vu. Dans son essai Sex and the Series, publié au printemps dernier, l'universitaire Iris Brey détaille le problème :
"Ces scènes de viol semblent avoir été écrites pour montrer des femmes nues et vulnérables, pour faire augmenter l'audimat. Dans Game of Thrones, les agressions sexuelles sont érotisées et trop nombreuses. Dès lors, si la violence du rapport pour le personnage est minimisée à l'écran, le spectateur, lui, peut ressentir une autre forme de violence. En niant la gravité du viol, la série fait violence aux victimes d'agressions sexuelles et leurs alliés".
La tendance des programmes télé à soumettre ses personnages féminins à des violences sexuelles et gratuites est devenue tellement courante que certains showrunners, scénaristes et producteurs ont décidé de mettre le holà. Dans un récent article publié par Variety, ils sont ainsi plusieurs à s'élever contre un arc narratif qu'ils jugent facile et sexiste. Jeremy Slater, producteur de la série remake The Exorcist sur la Fox, révèle :
"J'ai une règle à laquelle je ne déroge jamais quand je lis un scénario. Dès qu'il y a une scène de viol placée uniquement pour choquer ou qui n'a aucun objectif narratif, je jette le scénario. Pour The Exorcist, je dirais que sur les 200 scénarios que j'ai reçus, il y en avait entre 30 et 40 qui s'ouvraient avec un viol ou qui contenaient un viol extrêmement violent à un moment donné". Le producteur est formel : "C'est devenu un fléau dans l'industrie".
Comment expliquer que le viol soit devenu si courant à la télévision et surtout, qu'il soit traité à ce point la légère ? Une scénariste, qui a préféré taire son nom, parle d'intrigue paresseuse. L'agression sexuelle serait devenue une sorte de raccourci pour expliquer le caractère et les réactions d'un personnage. "Pour les hommes aux postes de showrunners, raconte-t-elle, l'agression sexuelle est devenue le truc vers lequel ils vont dès qu'il faut expliquer pourquoi un personnage féminin souffre d'un trauma. Vous pouvez être sûr qu'en réunion, c'est l'idée qui va ressortir tout de suite, comme si c'était évident d'aller par-là quand on met en forme le personnage d'une femme".
Selon les derniers chiffres de la Writers Guild of America, les femmes représentent 29% des scénaristes travaillant à la télévision américaine. Un chiffre relativement bas qui explique malheureusement pourquoi les personnages féminins sont moins consistants que leurs homologues masculins, et pourquoi c'est toujours à travers le point de vue de l'homme que les violences sont vécues. Une scénariste se souvient qu'après la diffusion de l'épisode choc de Game of Thrones, certains auteurs n'ont pas compris d'où venait le problème. Le manque de femmes derrière l'écran se ressent tout naturellement devant l'écran. Mais les choses évoluent et elles semblent évoluer positivement.
Apparue fin 2015 sur Netflix, la première saison de Jessica Jones a démontré que les séquelles liées au viol (ici, physique et psychologique) pouvaient être traitées avec subtilité. Jessica Jones a beau être une super-héroïne à la force surhumaine, elle souffre de stress post-traumatique, elle boit trop, n'arrive pas à se reconstruire. Elle a subi des violences sexuelles – qu'on ne voit jamais à l'écran – mais ce qui compte ici, c'est son trauma. Créée par Melissa Rosenberg, la série a été saluée par la critique et s'est placée en véritable exemple. Quand les femmes tiennent les rênes du scénario, les agressions sexuelles sont dépeintes différemment, "avec plus de sensibilité et de créativité", estime la journaliste de Variety. Elle cite ainsi volontiers le travail de Shonda Rhimes –notamment avec le personnage de la First Lady Mellie dans Scandal –, de Jenji Kohan, la créatrice d'Orange is the New Black, ou encore de Kaityn Robinson, créatrice de Sweet/Vicious. A elles seules, ces femmes ont démontré que réduire un viol à un seul épisode de 42 minutes était ridicule et loin de la réalité.
Comme elles, certains hommes refusent d'avoir recours au viol comme levier narratif si celui-ci est gratuit. Ray McKinnon, créateur de la superbe série Rectify, estime que la montée en flèche des scènes graphiques à la télévision a provoqué une véritable course à celui qui sera le plus gore : "C'est comme si les gens se disaient : 'Si on n'ajoute pas une scène provocante dans l'épisode de cette semaine, comment surpasser la gorge tranchée de la semaine dernière ? Oh, ben on n'a qu'à décapiter complètement une femme et jeter sa tête dans une rivière'. Et juste comme ça, tout est devenu une sorte de pornographie".
Bryan Fuller, le créateur d'Hannibal, a quant à lui toujours refusé d'intégrer des violences sexuelles à sa série. "J'ai l'impression que ça entache l'histoire et que ça empêche de célébrer les différents aspects de la sexualité", explique-t-il, avant de soulever un point intéressant : "L'Amérique est un pays qui a un gros problème avec le sexe et la sexualité. Donc c'est assez troublant de voir que souvent, certains personnages sont punis parce qu'ils ont une sexualité". Et bien évidemment, qui sont généralement les personnages qui se retrouvent punis ? Les femmes.
Avec cet article, Variety met le doigt sur un gros problème, "un fléau" comme le dit Jeremy Slater. Mais après la catastrophe, vient la renaissance. En montrant que le viol pouvait véritablement servir un arc narratif, des séries comme Jessica Jones et The Americans ont redistribué les cartes. Melissa Rosenberg, la créatrice de la série Marvel, l'a clairement dit : "On ne veut pas encore parler d'un homme dont on a violé et assassiné la femme et maintenant il cherche à se venger parce que c'était 'sa femme'. On ne veut pas de ça. On veut savoir ce qui se passe après et on veut le voir de son point de vue à elle".
Avec l'arrivée et le succès de showrunneuses de talent, c'est maintenant chez les scénaristes que tout se joue. Une auteure confirme : "Très souvent, la voix d'une femme n'est pas assez importante. Ou nous sommes trop peu, ou la seule femme présente dans la pièce n'a pas le droit d'exprimer son opinion. Nous avons besoin de plus de voix féminines, c'est clair. Mais ce qui est aussi crucial, c'est que les hommes apprennent à écouter les femmes et à se délester de leurs perceptions à eux. Les gens doivent laisser tomber l'idée qu'ils se font de ce qui fait un personnage féminin intéressant, d'autant plus en ce qui concerne les séries de prestige, ou les clichés ont la vie dure".
Le viol est plus complexe que Game Of Thrones (et d'autres séries) ne le sous-entend. Quant aux victimes qui peuplent les écrans, si elles sont presque exclusivement féminines, une scénariste rappelle que le viol n'a ni âge ni sexe : "Les agressions sexuelles sont une expérience humaine. Cela arrive aux hommes, aux enfants, aux femmes âgées, et c'est un traumatisme pour tout le monde. Alors pourquoi les scénaristes persistent à réserver le viol à de jolies jeunes femmes ?"
Effectivement, pour trouver des séries qui se sont intéressés au viol masculin, il faut s'accrocher. Dernièrement, seuls deux programmes ont réussi à briser le tabou : d'abord la saison 2 d'American Crime, qui s'est articulée autour d'un étudiant accusant les membres de son équipe de basket de l'avoir violé. Puis, Outlander, dans laquelle le héros a été violé par son ennemi juré. Dans ce cas présent, le trauma du personnage et l'impact de cet acte monstrueux sur sa sexualité, ont été au coeur de la série tout au long de la saison 2. Parfois, une agression sexuelle peut se révéler être un puissant arc narratif. Mais encore faut-il avoir le courage de ne plus réduire la victime au rang d'objet.