Bruno Marzloff* : Posons-nous de bonnes questions sur la ville connectée : d’où vient-elle, où va-t-elle, à quoi répond-elle ? Répondre à ces questions, c'est dépasser les dimensions superficielles des technologies qui envahissent le paysage actuel. Que les smartphones facilitent le quotidien, c’est l’ordre normal des choses. C’est la suite d’une histoire initiée il y a 35 ans avec la carte à puce et les bornes de retrait de billets de banque. Cela ne doit pas masquer le fait que la ville intelligente va plus loin que cette facilitation du quotidien.
C'est avant tout une cité des services, avec ses solutions d’adaptation de l’offre à la demande. Le numérique se met au service de l’optimisation des infrastructures. Ainsi, lors des Jeux Olympiques, Londres confrontée momentanément à une hausse de 20% de son trafic, a déployé un dispositif de "Big data" (la mobilisation d'une quantité considérable de données) à partir de capteurs disponibles sur toute la ville pour optimiser les déplacements. Cet exemple illustre la première marche de la ville intelligente : l’optimisation des infrastructure existantes.
B. M. : Il faut en effet dépasser "la régulation par en-haut". Le second levier des intelligences repose sur "l'autorégulation" par les usagers eux-mêmes. A l'aide d'applications sur leur mobile, sur PC ou à partir des écrans de la ville, les usagers responsables arbitrent leurs organisations de parcours en fonction des congestions ou des opportunités repérées. Cela participe à la régulation générale de la ville dans un cercle vertueux où le bénéfice individuel résonne avec des avantages collectifs. Ensuite, un troisième étage de cette ville intelligente s'appuie sur les "partages" – toujours entre individus – pour activer d'autres productivités. Ainsi, du Vélib, du covoiturage ou des auto-partages. Si l’on améliore le taux d’occupation de la voiture ou son taux d'usage, in fine on réalise des économies à divers niveaux : moins de voitures, moins de carburant, moins de pollution, plus de fluidité et plus d'économies. La voiture étant un exemple parmi d’autres et ces trois premiers niveaux de la ville intelligente n'étant bien sûr pas exclusifs les uns des autres.
B. M. : Si je résume, les trois premiers niveaux de la ville intelligente permettent d’optimiser la productivité de ce qui existe déjà. Néanmoins, le décuplage de la demande de déplacements courant plus vite que l'offre et que la démographie, la crise nous rattrapera toujours. D’où la nécessité d'interroger la réduction de la demande. Cette quatrième marche de la ville connectée agit donc sur la demande – et non plus sur l'offre. Elle s'intéresse au gisement de « mobilité subie » (c'est-à-dire celle dont les usagers se passeraient volontiers) pour diminuer cette part de la demande. On peut tout aussi bien reprendre le raisonnement pour l'énergie. En clair, on ouvre un chapitre nouveau de la consommation grâce au "quotidien à distance" : le e-travail, le e-commerce et demain la e-santé ou le e-learning. Ainsi, le e-commerce, plébiscité par les consommateurs croît encore au taux insolent de plus de 20%, tout simplement parce qu'il économise des déplacements. De même "le travail mobile" (ou télétravail pour certains) mobilise les technologies et épargne des déplacements motorisés stressants. Cela se traduit au final par le soulagement d’un système de mobilité aujourd'hui en crise.
B. M. : Nous plaidons depuis quelques années pour la reconnaissance de "l'éditorialisation de la ville". Internet et les réseaux sociaux ont fait émerger d’autres dialogues que celui descendant des administrations aux administrés. Des dialogues horizontaux entre usagers ont surgi, mais aussi des interpellations des citoyens vers les élus. Aujourd’hui les collectivités tentent de s'adapter à cette évolution des échanges. Dans ce sillage s’inscrivent outre-Manche et outre-Atlantique des initiatives et des productions collaboratives, participatives, sociales, communautaires, solidaires... en tout cas collectives. Les individus se "mettent en capacité" (« empowerment ») et des instances extérieures (voir par exemple "Code for America" aux Etats-Unis) les aident, les incubent, les encouragent. Parfois même, ces programmes s'inscrivent dans les feuilles de routes des CDO (« Chief Digital Officers » et « Chief Data Officers ») dont se dotent les grandes municipalités. Des dispositifs d’écoute prennent en permanence le "pouls de la ville" comme Open311 au téléphone, voire maintenant Twitter311 sur mobile : écouter ce qui se passe, où ça se passe, pourquoi ça se passe… Le tout en temps réel. Ne laissons pas obscurcir le paysage de la ville intelligente par la multiplication des objets communicants et des applications. Voyons plus loin : comment les gens vont s’approprier cette ville à venir ? Comment penser d'autres gouvernances ? Comment imaginer un « Open Gouvernement ». Ce qui nous ramène au principe de la "donnée ouverte et partagée".
B. M. : L’open data reste le domaine d'experts. Ce chiffre de votre Observatoire confirme que le sujet est confus pour le public. Mais personne n’a fait l’effort d’expliquer en quoi ce "bien commun" est une matière première puissante, illimitée et... renouvelable ; en quoi il serait une contribution intelligente au quotidien de chacun et au bien être collectif.
Reste maintenant à donner un sens à ces données. En soi, elles ont peu d'intérêt. Ce sont les partages, les croisements, les enrichissements divers qui produisent une vitalité, des contenus, des services, du monitoring, de l'aide à la décision… Bref, des "intelligences". Nous n’en sommes qu'aux prémisses d'une industrie qui sera demain considérable et d'une révolution sociale qui ne le sera pas moins si on s'en donne les moyens. C’est un territoire encore vierge sur lequel nous travaillons pour savoir comment passer des données aux intelligences. Mais pour avancer, il faut d'abord répondre à la défiance de l’usager et considérer avec lui ce que serait un juste partage de la valeur qu'il abandonne aujourd'hui en toute incertitude. Il est dans l’ignorance de ce qui se passe et naturellement se demande quel sera le sort de ses données. Entreprises, collectivités, individus : il faut que soient explorés les possibles d’un dialogue entre les parties prenantes et que soit clarifié ces enjeux. La maîtrise de la donnée représente un enjeu majeur pour notre société, il faut se donner les moyens de réussir ce projet.
*Bruno Marzloff est également directeur du Groupe Chronos, cabinet d'études sociologiques et de prospective qui observe et analyse les enjeux des mobilités.
**L’institut CSA a réalisé pour Orange et Terrafemina la 14e vague d’un baromètre portant sur les pratiques des Français sur Internet. Cette vague s’est intéressée plus précisément aux pratiques numériques dans la ville. 1000 personnes âgées de 18 ans et plus ont été interrogées en ligne du 29 au 31 octobre 2012. L’échantillon a été constitué selon la méthode des quotas appliquée aux variables suivantes : sexe, âge et catégorie socioprofessionnelle après stratification géographique par région de résidence.
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