Ce qu’on connaît de Roddy Doyle, c’est surtout la « trilogie de Barrytown », un triptyque littéraire regroupant les trois romans « The Commitments », « The Snapper » et « The Van » adaptée au cinéma par Alan Parker en 1991 et Stephen Frears en 1993 et où l’on découvre Les Rabbitte une famille de Barrytown, banlieue imaginaire au nord de Dublin, ravagée par le chômage et les maux qui en découlent.
Après « Paddy Clarke Ha Ha Ha » (qui remporte le prestigieux Booker Prize en 1993), Roddy Doyle se lance dans la rédaction de la série « Paula Spencer » composée de « La femme qui se cognait dans les portes » (1996) et de « Paula Spencer », le deuxième volet, qui met en scène, 10 ans après, cette femme sérieusement portée sur la bouteille et qui évoquait toujours une quelconque maladresse de sa part pour expliquer les marques laissées par les dérouillées de son mari.
Nous sommes à Dublin, le boom économique des années 2000 efface peu à peu la misère. Paula Spencer vit dans sa petite maison avec ses deux derniers : Leanne et Jack. Elle vient d’avoir 48 ans. Depuis quatre mois et cinq jours, elle n’a pas bu une goutte d’alcool. Jour après jour, elle mène sa guerre pour tuer le monstre, retrouver une vie, renouer avec enfants et petits-enfants malgré les pensées et pulsions contradictoires qui s’entrechoquent dans son esprit groggy. « C’est génial », « c’est super » se répète Paula toute la journée pour chasser les pensées noires et les vieux démons qui reviennent au galop : la canette de bière qui traîne peut-être encore sous un lit ou dans un coin de la maison, le bar et le marchand de vin, les visions du passé, de Charlo qui cogne et des gosses qui pleurent.
Du coup, Paula fait des listes pour tout, des listes de cadeaux, des listes des choses à acheter, Paula va au supermarché, Paula fait des soupes, nourrit ses gamins et essaie de reconstruire son foyer. En un mot Paula s’accroche malgré les envies de Gin tonic qui la travaillent et se débat d’autant plus difficilement que Leanne, sa fille, son double, a elle aussi été happée par la Smirnoff-coca et autres venins alcoolisés. Mais Paula se ranime, autant pour être en action et se sauver elle que pour sauver sa fille. Dans la famille, tout le monde s’écroule mais reste debout en se tenant aux autres : Leanne, Carmel la sœur sarcastique de Paula, Jack le petit dernier mutique, John Paul, l’ancien héroïnomane désormais père de famille et fils maladroit, qui tente tant bien que mal de tisser des liens avec sa mère. Car « Paula Spencer » sonde aussi les relations complexes, entre fierté et honte, joie et peur des membres de cette famille démolie.
Du début à la fin de cette chronique familiale ultra-réaliste et jamais larmoyante, on pense avec Paula, on halète avec elle sur son autolaveuse, on guette le bruit de la porte d’entrée pour entendre si Leanne est rentrée, on déguste les « latte » de l’Italien du coin et ses petites joies ordinaires, porté par l’humour aigre, le jargon populaire et l’acharnement superbe de cette étrange femme de ménage, véritable allégorie d’une Irlande qui panse ses plaies.
« Paula Spencer » de Roddy Doyle, Éditions Robert Laffont Pavillons, 19,50 €.
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