Abdellah Taïa : Le point de départ, c’est mon cousin de Bruxelles. Il est né et a grandi en Belgique. Et il a le même âge que moi. J’ai aimé énormément marcher avec lui dans cette ville que je ne connaissais pas. Découvrir un monde à travers ses yeux. S’éloigner, petit à petit, d’un Bruxelles attendu. Il ne m’a montré aucun monument, aucun musée. En revanche, j’ai vu sa pizzeria, son parc, sa mosquée, ses rues, son métro. Avec lui, tout avait un certain goût. Un jour, nous sommes allés voir un de ses amis à l’hôpital. Il était islamiste. C’était clair. Mais pas un islamiste fermé, noir, frustré. Il était plutôt un ange : cet ami parlait avec une belle ferveur de la foi, il interprétait le monde d’une manière très religieuse certes, mais sans violence. Il était clair que je ne pouvais en aucun cas partager ses idées. En revanche, je ne pouvais qu’être extrêmement bouleversé par sa manière d’être, sa poésie sincère et cette façon qu’il avait de sourire au ciel. Je crois que je suis tombé amoureux de lui : c’est cette rencontre inattendue avec quelqu’un qui ne me ressemblait en rien, et qui pourtant bouleversait tout en moi, qui m’a amené à écrire ce livre. C’est quoi un islamiste ? C’est quoi l’islam ? C’est quoi la foi ? C’est quoi l’amour ? Pour répondre à toutes ces questions, il m’a fallu aussi revenir au premier monde où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 25 ans : la ville de Salé au Maroc. J’y ai trouvé les traces de deux héros d’ « Infidèles », la prostituée Slima et son fils Jallal.
A. T. : Tout est autobiographique pour un artiste. Puisque tout passe par mon corps, par ce filtre qu’est mon esprit, mon imagination, tout ce que j’écris, tout ce qui sort de moi, porte des traces de ma personne, de ma personnalité, mes névroses, mes obsessions. Mon histoire. Je n’essaie pas de me cacher : j’écris à partir de moi, de mon monde. Je n’ai rien d’autre à offrir que cela. Me donner. Offrir. Etre généreux. Dévoiler. Révéler. Etre dangereusement nu. Tout le temps.
A. T. : Dès le départ, je voulais que tout se mélange dans ce livre. Plusieurs thèmes à la fois, plusieurs histoires, plusieurs voix, plusieurs destins, plusieurs identités, plusieurs sexualités. Qu’on arrive très vite à un sentiment d’excès. Tout se répète. Le roman s’ouvre devant la porte d’un hammam d’hommes où une mère prostituée utilise son fils pour attraper des clients. Il n’a aucun problème à jouer ce rôle, tellement le lien qui le lie à elle est indestructible. Le pur et l’impur sont immédiatement désignés et dépassés. « Infidèles » fera de ces deux figures honnies par la société, des symboles mêmes de l’Islam et de la nécessité d’y intégrer des éléments plus libres, dépasser la fermeture qu’on essaie d’imposer de plus en plus aux musulmans… C’est une prière, ce livre. Un chant. Une âme seule devant son Dieu ou sa Déesse.
A. T. : Un rapport entre une mère et son fils ne peut être que compliqué. Slima et Jallal sont au début dans le même destin, dans un Maroc pauvre où la liberté individuelle et la singularité ne sont pas vraiment reconnues. Des éléments politiques (les années de plomb dans les années 80, sous le règne du roi Hassan II ; la mère arrêtée et torturée pendant plusieurs années) vont les obliger à se séparer. Je les ai choisis parce qu’il me semble qu’absolument tout dans nos vies vient de ce premier lien : vivre, c’est d’abord se situer par rapport à sa mère. « Infidèles », qui brosse un portrait libre et féministe d’une prostituée musulmane, donne à voir, à travers plusieurs étapes, ce lien à la mère qui imprègne tout. Quand, à Bruxelles, Jallal se lie d’amour à Mahmoud et à son projet terroriste, c’est aussi pour venger, au Maroc, sa mère et le rejet que ce pays n’a cessé de lui renvoyer.
A. T. : Je porte un regard critique sur le Maroc. Un regard lucide. Un regard tendre et dur. Un regard qui porte en lui l’espoir de voir ce pays évoluer réellement : que la religion y soit séparée du pouvoir officiel, que les libertés individuelles y soient garanties pour tous, protégées par des lois, qu’on en finisse avec la corruption qui gangrène tout. En tant que Marocain et écrivain, il me semble qu’il est de mon devoir de participer à un débat plus que nécessaire et de faire partie de ceux qui feront évoluer les questions sur l’individualité, la sexualité, dans ce pays.
A. T. : Cela existe depuis plusieurs siècles à l’intérieur de notre civilisation. Ce sont les musulmans qui, après leur expulsion de l’Andalousie, ont choisi de tourner le dos à des écrivains aussi grands et aussi libres qu’Averroes, Ibn Khaldoun, Ibn Hazm, Oar Khayyam, Jallal Dine Rumi et tant d’autres. Nous payons encore aujourd’hui le prix de cette première fermeture. Mais cela ne veut surtout pas dire que cette liberté de penser, d’exister libre et transgressif, n’existe pas quelque part à l’intérieur du monde arabo-musulman. Ce sont les dirigeants de ces pays qui, malheureusement, continuent d’empêcher leurs citoyens d’accéder à cette vérité profonde et simple. C’est aussi l’Occident qui, depuis quelques années, ne se lasse pas de faire de l’Islam, le mal absolu. Le Printemps Arabe est né de la conscience des jeunes arabes que rien n’arriverait s’ils ne sortaient pas dans les rues, y crier jour et nuit. Ce Printemps est, pour moi, le plus grand événement historique de ma vie. Nous renaissons. Des individus qui pensent dans les rues. Des individus qui osent dire qui ils sont. Hétérosexuels. Homosexuels. Dans la rébellion. Dans l’action. En train de relire le chef-d’œuvre « Ephèbes et courtisanes », écrit au Xe siècle par le très grand Al-Jahiz, où deux poètes dialoguent autour de l’amour et du sexe : le premier est hétérosexuel, le second homosexuel.
« Infidèles », Abdellah Taïa, Le Seuil, 16,50 €
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Laure Gamaury
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