Anne Goscinny : La consigne de l’éditeur est très claire : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite ». L’exercice est en effet très particulier parce qu’il implique une intimité retrouvée avec le destinataire de la lettre mais aussi un effort très soutenu de négation, le temps d’une lettre, de la réalité. Cette intimité retrouvée n’est ni feinte ni artificielle. Aussi, quand l’écriture s’achève, quand la vie quotidienne reprend le pas sur ce curieux espace-temps qui s’est créé, tout paraît vide. Non pas triste mais sans saveur. Tiède. Fade.
A. G. : Je voulais être sincère. Mais au-delà de cette sincérité incontestable, je voulais offrir un témoignage aux enfants (même s’ils ont grandi !) qui ont vécu ce traumatisme. Je ne prétends pas que mon expérience du deuil a valeur de vérité universelle ! Non bien sûr ! Mais je pense qu’elle est classique, presque banale. Chercher à gommer le réel n’est pas un gage d’indifférence, au contraire. Cet amour-là est demeuré plus vivant que jamais. Mais pour survivre à cette disparition, il a fallu trouver des subterfuges. Le premier subterfuge a été mis en place à mon insu, plus précisément à l’insu de ma conscience, grâce au mécanisme bien connu des psychanalystes : le transfert. Oui, mais moi j’avais neuf ans et je ne comprenais absolument rien à ce qui se jouait là. La vie des enfants est bien faite : souffrir le moins possible, tout mettre en œuvre pour échapper au drame. Mon père n’a peut-être jamais été aussi vivant que mort. Car s’il avait vécu, l’adolescence nous aurait probablement éloignés l’un de l’autre… J’aurais eu ma vie… Bien sûr la gageure de cet exercice était de dire les choses sans fard. Écrire une lettre pour maquiller le manque, les sentiments, la colère n’avait pas d’intérêt.
A. G. : J’ai beaucoup souffert quand il est mort. Mais la suite n’a pas été simple non plus. Perdre quelqu’un d’aussi proche c’est faire l’expérience quotidienne et à chaque étape importante de l’existence du manque. C’est vrai, quand j’ai publié mon premier roman, son regard m’a manqué. Et quand sont nés mes enfants, Simon et Salomé, j’ai été ravagée qu’il ne soit pas à mes côtés pour se réjouir avec moi de ces deux miracles ! Et puis, il faut savoir une chose : Salomé lui ressemble beaucoup ! Ses fossettes ont sauté une génération et quand Salomé sourit, je revois mon père… Ce n’est jamais anodin. Mais vous savez, en vivant intensément comme je le fais, d’une certaine façon je lui raconte tous les jours ce que je fais. Tous les jours je le prends à témoin de mes doutes, de mes joies.
A. G. : Cette lettre m’a aidée, peut-être. Mais ce n’était pas là sa vocation. Quand j’écris, même un texte aussi intime, je soigne mes mots, ce qui n’est pas incompatible avec la plus grande des sincérités. C’est un texte qui est public, et la moindre des preuves de respect pour les lecteurs est d’être élégante. Je ne crois pas, en ce qui me concerne du moins, à la fonction thérapeutique de l’écriture quand elle est destinée à être diffusée. Mais c’est là mon point de vue et je ne prétends pas faire l’unanimité. Ceci dit, cette lettre m’a permis de formuler des choses que je n’avais pas osé dire. Ce texte m’a aussi donné l’occasion de rendre hommage au génie de Brassens, à celui de Truffaut.
A. G. : Le deuil de mon père est unique dans mon histoire. Mais la vie de mon père est marquée, assombrie, par la Shoah. Il a perdu ses oncles, ses tantes, ses grands-parents. Certains ont été déportés et sont partis, sinistre précision, par le convoi n°1, d’autres sont morts dans le ghetto de Varsovie. À partir du jour où il est mort, oui j’ai eu l’impression d’être une survivante. Ne serait-ce qu’en regardant vivre ma mère qui n’a plus jamais été tout à fait de ce monde, par mimétisme, par désespoir.
A. G. : Je veux revenir un instant sur cette expression : « faire le deuil » : employer le verbe faire qui induit une action concrète pour nommer ce qui n’a pas de nom me paraît curieux. On fait un gâteau, on fait du patin à roulette. Je dirais davantage : laisser au temps la possibilité de faire son œuvre, laisser au temps le soin de prendre soin. Alors là oui, je vous réponds que c’est plus difficile, d’accepter la mort d’un homme public. Je passe devant une librairie, son nom est là. Il y a des affiches dans Paris annonçant un film à gros budget, son nom est là. Une rue de Paris porte son nom… Des enregistrements de lui existent. Son image est là, présente sur mon écran quand je le veux, quand je l’appelle. S’il avait été anonyme, sa voix, très probablement se serait éteinte. Mais la seule question qu’il faut poser est : « est-ce une chance de pouvoir continuer à l’entendre, à le voir, ou au contraire est-ce que cela rend plus difficile la réalité ? »
A. G. : Me poser cette question reviendrait (toutes proportions gardées !) à me demander lequel de mes deux enfants je préfère. Je crois qu’on n’a pas tous été gaulois, Vizir ou cow-boy. Mais on a tous été enfant. Donc, le personnage dont je me sens le plus proche, dont je le sens le plus proche est sans doute Le Petit Nicolas. Avec ces contes racontés à la première personne, j’ai l’impression qu’il me parle de lui. Qu’il me raconte une enfance qu’il n’a pas eu le temps de me raconter. Alors, de temps en temps, je relis Le Petit Nicolas et j’entends la voix de mon père.
A. G. : Le Petit Nicolas, c’est l’enfance de Jean-Jacques Sempé, celle de mon père et plus largement une enfance idéalisée universelle. C’est un monde qui ne subit pas l’intervention du monde extérieur. Pas de radio, pas de télé… C’est un monde surprotégé qui n’a pas connu la guerre. Personnellement, à plus d’un titre, cette œuvre me fascine.
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