Sa première pièce « Conversations après un enterrement », elle l'écrit de rage, après avoir raté l'entrée du Conservatoire. Elle lui vaudra son premier Molière. Yasmina Reza, surdouée des lettres, dramaturge, romancière et comédienne, diplômée de sociologie et de théâtre, connaît son premier triomphe en 1994 avec « Art », une pièce de théâtre interprétée par le trio Pierre Vaneck-Pierre Arditi-Fabrice Lucchini. L'histoire est connue : Serge, un dermatologue parisien et amateur d'art contemporain achète un tableau. Un tableau blanc strié de légers liserés blanc. Incompréhension méprisante de son ami Marc, désintérêt d'Yvan, le ton monte, la pièce terminera en pugilat. Yasmina Reza écope de deux Molières. Les romans et pièces qui suivent seront autant de succès. Citons, « Le Dieu du carnage » adaptée au cinéma par Roman Polanski et rebaptisée « Carnage » où une rencontre policée entre deux couples tourne encore une fois au drame. Un classique chez Reza, peintre aguerrie des dérapages humains. Dernier fait de lettre de l'auteur : en 2007, elle suit le futur président en campagne Nicolas Sarkozy pendant un an, jusqu'à son élection. Son livre, « L'aube le soir ou la nuit » (Éd. Flammarion) est un portrait par saynètes de celui qui deviendra chef d'État.
Vingt-et-un monologues de quelques pages chacun, dix-huit personnages : mère de famille excédée, vieil homme désabusé, jeune actrice esseulée, médecin, chauffeur, avocate. L'une est la sœur de l'autre, un second est l'amant de la première, chacun croisera tel ou tel personnage à un moment. Tous font entendre leur voix, leur exaspération, leur solitude ou leur désespoir qui fait écho à celle des autres. Un roman choral, hurlant de vérité, grinçant et drôle.
La phrase
L'auteur l'a placée en exergue, elle est tirée d'un poème de Borges et pastiche les huit Béatitudes du Christ dans son Sermon sur la montagne : « Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l'amour. Heureux les heureux. » Une phrase ironique s'il en est puisqu'aucun des couples que l'on croise dans « Heureux les heureux » n'est satisfait ou satisfaisant. Tous luttent et se déchirent, prennent des amants, s'en détachent et chacun souffre atrocement.
La première page
« On faisait les courses pour le week-end au supermarché. À un moment, elle a dit, va faire la queue pour le fromage pendant que je m'occupe de l'épicerie. Quand je suis revenu, le caddie était à moitié rempli de céréales, de biscuits, de sachets alimentaires en poudre et autres crèmes de dessert, j'ai dit, à quoi ça sert tout ça ? – Comment à quoi ça sert ? J'ai dit, à quoi ça rime tout ça ? Tu as des enfants Robert, ils aiment les Cruesli, ils aiment les Napolitains, les Kinder Bueno ils adorent, elle me présentait les paquets, j'ai dit, c'est absurde de les gaver de sucre et de gras, c'est absurde ce caddie, elle a dit, tu as acheté quels fromages ? – Un crottin de Chavignol et un morbier. Elle a crié, et pas de gruyère ? – J'ai oublié et je n'y retourne pas, il y a trop de monde. – Si tu ne dois acheter qu'un seul fromage, tu sais très bien que tu dois acheter du gruyère, qui mange du morbier à la maison ? Qui ? Moi, j'ai dit. – Depuis quand tu manges du morbier ? Qui veut manger du morbier ? J'ai dit, arrête Odile. – Qui aime cette merde de morbier ?! »
L'art des situations et retrouver le talent de Yasmina Reza pour décrire celles qui dérapent – la scène d'ouverture au supermarché – anxiogène au possible – est un morceau d'anthologie.
L'art du détail. Yasmina Reza passe au crible les humains et leur caractère avec l'œil aiguisé qu'on lui connaît. Un chapeau en feutre ou le mouvement étrange d'une chevelure, tout est « vu » avec clairvoyance et retranscrit avec talent.
L'art du dialogue. Phrases courtes, répliques frappantes. En dramaturge, Yasmina Reza a su, comme toujours, lécher des échanges savoureux.
« Heureux les heureux », de Yasmina Reza, Éd. Flammarion.