Blandine Le Callet : Pour Dix rêves de pierre, les contraintes historiques n’ont pas rendu plus difficile le travail d’écriture, mais elles ont bien sûr imposé un cadre plus strict au scénario de certaines nouvelles, surtout celles qui se passent au Moyen-Âge et sous l’ancien régime, parce qu’elles ont pour héros des personnages qui ne sont pas tout à fait des anonymes : une duchesse de Normandie, et un couple qui a défrayé la chronique judiciaire sous le règne d’Henri IV. Cela ne m’a pas gênée, bien au contraire : j’ai recherché de vieux plans de Paris pour retrouver le nom de rues qui ont maintenant disparu – des rues au nom très poétique. Je me suis plongée dans les minutes du procès des amants maudits, et j'ai découvert une réalité qui dépassait tout ce que j’aurais pu inventer. Quant à Sibylle de Conversano, née sous le soleil de l’Italie du sud, mariée au duc de Normandie, et morte trois ans plus tard à vingt-deux ans, probablement empoisonnée par la maîtresse de son mari, c’était un personnage à la fois follement romanesque et à peine esquissé – une dizaine de lignes chez un historien médiéval. Il me semble donc que les contraintes historiques que je me suis imposées pour écrire ce recueil ont plutôt stimulé mon imagination, et qu’elles ont « nourri » mon écriture plus qu’elles ne l’ont bridée.
B. L. C. : L’écriture de ce recueil procède du désir de rendre hommage à des anonymes dont plus rien ne subsiste hormis quelques lignes gravées sur leur pierre tombale, en leur inventant une histoire, un peu comme un hommage. C’est, bien sûr, une réflexion sur la mort et la fragilité du destin. Mais c’est surtout une sorte de tentative de « réparation » à l’égard de personnes que l’on a oubliées.
Depuis toujours, je suis sensible au caractère romanesque de l’existence. Chaque vie comporte son lot de drames, de joies, de secrets, de névroses. Le monde grouille de héros discrets, de salauds magnifiques, de personnages follement originaux et complexes sous des dehors ordinaires. Tous ces gens se retrouvent au cimetière et sont vite oubliés - comme nous le serons tous très vite, probablement - et jamais personne ne se sera donné la peine de se pencher sur leur histoire. Cela fait tant de romans qui se perdent ! J’ai eu envie, avec ce recueil, de redonner vie, par le biais de la fiction, à des personnes dont l’épitaphe m’a restitué très intensément la présence, de remplir en cela une forme étrange et purement littéraire de « devoir de mémoire ».
B. L. C. : Ma démarche a évolué au fur et à mesure que j’élaborais ce projet. Il faut dire que cette élaboration a duré plus de vingt ans. L’idée d’écrire Dix rêves de pierre m’est venue en 1990 précisément, alors que je visitais le Musée archéologique de Lyon. J’y ai découvert l’épitaphe de Blandinia Martiola, jeune femme morte à l’âge de dix-huit ans, à laquelle son mari rendait hommage en termes émouvants. Je me suis aussitôt mise à imaginer ce qu’avait pu être la vie conjugale de Blandina et de son époux, dans cette ville gallo-romaine de Lugdunum. Très vite, je me suis dit qu’il serait intéressant d’inventer à partir d’épitaphes authentiques les dernières heures, les derniers jours ou les derniers mois de la personne défunte. J’ai décidé de prendre mon temps, de laisser les épitaphes « venir à moi » au gré de mes voyages et de mes visites dans les cimetières et les musées. C’était à la fois un jeu littéraire, et une forme de quête un peu magique : j’attendais la rencontre imprévue, l’inscription qui ferait aussitôt jaillir l’inspiration, restituant la présence presque palpable des disparus.
Peu à peu, s’est imposée l’idée d’une promenade à travers les siècles : le recueil partirait de l’Antiquité, puis cheminerait à travers le Moyen-Âge, l’ancien régime, le XIXe siècle, jusqu’à nos jours.
Le temps passant, j’ai mûri, changé de génération - mon fils aîné à presque l’âge que j’avais lorsque j’ai imaginé le principe du recueil -, et perdu mes grands-parents. C’est là que je me suis rendue compte que je ne les avais jamais vraiment questionnés sur leur passé, leur jeunesse ; je ne m’étais pas souciée de recueillir leurs souvenirs. Moi qui passe ma vie à lire les auteurs anciens, et dont le métier est de transmettre la culture antique, je n’avais même pas pris la peine de m’intéresser à l’histoire familiale... J’en ai éprouvé une forme de culpabilité, c’est vrai - la dernière nouvelle du recueil en témoigne. Parler du chagrin que j’en éprouve est une manière indirecte de rendre hommage à mes ancêtres pas si lointains, dont je ne peux plus raconter l’histoire.
B. L. C. : Je n’aime pas beaucoup notre époque, ce contraste obscène entre richesse et avancée technologique d’une part, misère noire et sous-développement d’autre part. Et je suis d’un pessimisme absolu en ce qui concerne l’avenir. Mais je crois que c’était encore pire avant, en termes de violence, d’inégalités, de misère et d’omniprésence de la mort. Aujourd’hui, au moins – je parle de nos sociétés occidentales privilégiées –, on peut raisonnablement espérer vivre jusqu’à un certain âge en assez bon état, et la perte d’un enfant reste quelque chose d’exceptionnel. Ce n’était pas le cas autrefois, où personne – surtout pas les femmes - n’avait véritablement la possibilité de choisir son destin, où la maladie et la mort frappaient sans cesse, sans distinction d’âge et de condition sociale. C’est ce dont j’ai voulu rendre compte avec ce livre, qui met en scène des êtres frappés en pleine jeunesse, au summum de leur beauté et de leur vitalité. C’est aussi ce dont rendent compte les épitaphes du recueil, qui évoquent à la fois le drame du défunt et le chagrin de ceux qui restent : le maître d’Hermès qui a vu mourir prématurément tous ses enfants, le mari de Blandinia, le père de Julien et Marguerite, l’épouse de Jacques Jouet… Je garde toujours à l’esprit que les belles dames en robes à panier des tableaux de Watteau avaient les dents cariées, et qu’elles avaient probablement toutes perdu plusieurs enfants en bas âge. Je considère donc, en fin de compte, qu’aucune époque n’a été plus privilégiée que la nôtre, et je suis bien contente d’y vivre – malgré tout ce qui m’y révolte.
B. L. C. : J’ai écrit ce recueil avec le souci constant de créer un lien entre les nouvelles. Bien qu’elles se passent à des époques différentes et qu’elles présentent des tonalités diverses – mélancolique, grinçante, burlesque - je voulais donner au lecteur l’impression d’un lien et d’un cheminement continu du début à la fin. C’est ainsi que m’est venue l’idée de créer un personnage récurrent – en l’occurrence, un mystérieux chien jaune qui apparaît chaque fois au moment de la mort, pour la donner ou la prévenir, on ne sait pas trop. C’est un tout jeune chiot au début, et un très vieux chien presque moribond dans la dernière histoire. Libre au lecteur d’abandonner son cartésianisme et d’imaginer qu’il s’agit chaque fois du même animal… J’aime la tonalité discrètement fantastique que cela donne au recueil, et la connivence que cela crée avec le lecteur, qui attend chaque fois l’animal, et se demande de quelle façon il va surgir.
B. L. C. : Évidemment, il y a toutes les grandes nécropoles parisiennes, qui sont de vraies « mines » offrant un nombre de promenades et de découvertes quasi-infini. Mais je crois que l’on peut pousser la grille de n’importe quel cimetière et y trouver de quoi rêver avec mélancolie – deux simples dates suffisent parfois. Pour écrire le recueil, j’ai aussi beaucoup arpenté les musées, notamment celui du Louvre, où sont conservées de nombreuses épitaphes datant de l’Antiquité. Et à ceux que les inscriptions funéraires intéressent, je conseille le livre de Pierre Ferrand Le livre des Épitaphes. La réalité dépasse l’affliction (Éditions Horay). C’est dans ce recueil que j’ai trouvé l’épitaphe de Julien et Marguerite de Tourlaville, les amants maudits.
B. L. C. : On m’a souvent posé la question depuis que Dix rêves de pierre est sorti ! Je vous avoue que je ne m’intéresse pas beaucoup à ce qu’il adviendra de mon corps après ma mort. Une bonne petite incinération avec dispersion des cendres dans l’océan Atlantique me conviendrait tout à fait. Ni fleurs, ni couronnes, ni pierre tombale. Mais s’il faut une épitaphe, alors j’aimerais que l’on dise de moi : « Elle n’a pas perdu son temps. »
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