Comment le Vogue, magazine de référence aux Etats-Unis, s’est-il retrouvé dans la situation embarrassante de publier un portrait à l’eau de rose de la femme d’un dictateur alors que son pays commençait tout juste à s’embraser, pour donner naissance à une révolution qui dure désormais depuis un an et cinq mois ? La journaliste « coupable » de l’article tant décrié s’en explique dans les colonnes du Daily Beast, prétendant avoir été la victime d’un piège tendu par la propagande du régime syrien.
Joan Juliet Buck, plume célèbre et aguerrie du magazine Vogue - elle a occupé le poste de rédactrice en chef de l’édition française jusqu’à 2001 - ne collabore plus avec ce prestigieux titre depuis décembre dernier. La journaliste raconte que tout a commencé un an auparavant, le 1er décembre 2010 : une rédactrice en chef de Vogue lui passe un coup de fil pour lui proposer de partir en Syrie pour interviewer la Première dame, Asma el-Assad. Réticente, elle répond qu’elle n’est pas intéressée, et son interlocutrice lui vante alors les qualités de Mme Assad, une jeune femme moderne, jolie, et surtout « qui n’a jamais accordé d’interview ». Le magazine Vogue la sollicitait depuis deux ans sans succès, jusqu’à obtenir l’appui d’une agence de relations publiques engagée pour gérer l’image du couple el-Assad. La Première dame accepte, si on ne parle pas de politique. Cette exclu apportée sur un plateau finit par convaincre J. J. Buck.
La journaliste explique dans son article-plaidoyer qu’elle savait que la Syrie était une dictature, « c’était le défaut partagé par la plupart des pays de la région », écrit-elle, et de décrire un pays dont la réputation en 2010 oscille entre « le nouvel endroit tendance » et un pays dévoyé et infréquentable. « Dans les magazines de mode du monde entier, la Syrie était un royaume interdit, rempli de soies, d’essence, de palais et de ruines, dirigé par un président moderne et une séduisante et jeune Première dame. Nancy Pelosi et John Kerry étaient venus leur rendre visite, tout comme Sting, Angelina Jolie, Brad Pitt ou Francis Ford Coppola ».
C’est ainsi que la journaliste part pour une semaine en Syrie, accompagnée d’un dirigeant de l’agence de RP Brown Lloyd James, et d’une mystérieuse stagiaire. Son visa est obtenu facilement. A l’époque, elle ne sait pas qu’elle voyage sous haute surveillance, ce n’est que récemment qu’elle découvre que la stagiaire qui l’avait talonnée durant son séjour était la fille de l’ambassadeur syrien à l’ONU. Celle-ci l’aurait empêchée sur place de parler avec l’ambassadeur de France, et aurait orchestré des fouilles dans son ordinateur.
« Je n’avais aucun moyen de savoir qu’el-Assad torturerait des milliers de gens »
De retour sur le sol américain, J. J. Buck envoie son papier, et voit les pays arabes s’embraser un par un. La direction de Vogue lui demande alors de ne pas parler à la presse. L’article intitulé « Asma el-Assad, une rose dans le désert » paraît en mars 2011. Deux mois plus tard, il est dépublié du site du Vogue américain en réaction à la polémique qu’il suscite. Tout juste le temps de ruiner la carrière de la journaliste, qui s’en mord les doigts. « Je n’avais aucun moyen de savoir qu’el-Assad, le doux ophtalmo un peu geek, tuerait plus de gens que son propre père, en torturerait des milliers d’autres, y compris des enfants », se défend-elle.
Un an plus tard, le mouvement de révolte du peuple syrien s’est mué en guerre civile entre les forces du régime et l’armée syrienne libre (ASL), provoquant la mort de plus de 20 000 personnes, dont 14 000 civils, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). Si la journaliste affirme avoir été manipulée par le régime de Bachar el-Assad, elle reconnaît implicitement avoir accepté un sujet clé en main d’une agence de communication au service d’un gouvernement peu transparent, et se tire, de fait, une balle dans le pied.
Source : rue89.com
Crédit photo : Getty Images / telegraph.co.uk
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