C'était il y a une semaine, à 11h30. Comme chaque mercredi, Philippe Lançon, journaliste à Libération depuis 21 ans et chroniqueur à Charlie Hebdo depuis 2003, assistait ce 7 janvier à la conférence de rédaction, joyeusement entouré de ses collègues facétieux. Grièvement blessé au visage (il a dû subir une intervention chirurgicale lourde de quatre heures au niveau du visage, à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière), il livre ce mercredi 14 janvier dans les colonnes de Libé un témoignage terrible et émouvant sur ses copains de Charlie, l'attentat et son face-à-face avec les frères Kouachi.
Ce matin-là, le journaliste s'était brièvement engueulé avec l'économiste Bernard Maris (tué dans l'attentat) à propos du nouveau roman polémique de Michel Houellebecq, Soumission. « Puis nous nous étions aussitôt réconciliés . « Cabu maugréait : il avait entendu Houellebecq dire que la République était morte et il ne l’avalait pas. Cabu était le grognard juvénile et génial des vieilles valeurs de la gauche. Et nous étions tous là parce que nous étions libres, ou voulions l’être le plus possible, parce qu’on voulait rire et nous affronter sur tout, à propos de tout, une petite équipe homérique et carnassière, et c’est justement cela que les hommes en noir, ces sinistres ninjas, ont voulu tuer. »
« Il se trouve que pendant cette dernière conférence ce furent justement les jihadistes français dont on parla. Tignous ne les justifiait absolument pas, mais, en vrai gars de la banlieue, en rescapé de la pauvreté, il se demandait ce que la France avait vraiment fait pour éviter de créer ces monstres furieux et il piqua une formidable et sensible gueulante en faveur des nouveaux misérables. Sa voix remontait soudain des temps de la Commune. Bernard Maris lui répondit que la France avait beaucoup fait, déversé des tonnes d’argent. Le ton est monté, c’est à Charlie un sujet d’autant plus sensible que chacun y est horrifié qu’on puisse l’imaginer raciste ou cynique, jusqu’au moment où quelqu’un a dit : «Et si, pour se détendre, on parlait du désastre écologique ?» »
Dans ce témoignage, Philippe Lançon raconte l'horreur et rend un hommage bouleversant à ses camarades tombés ce jour-là sous les balles des terroristes : « J’allais partir quand les tueurs sont entrés. Je venais de montrer à Cabu, grand amateur et dessinateur de jazz, le splendide livre de photos de Francis Wolf sur les musiciens enregistrant pour Blue Note, chez Flammarion, sur lequel je pensais écrire dans Libération. Bien sûr, il le connaissait déjà. »
Philippe Lançon poursuit : « Tandis que les pompiers me soulevaient sur un fauteuil à roulettes de la conférence, j’ai survolé les corps de mes compagnons morts, Bernard, Tignous, Cabu, Georges, que mes sauveteurs enjambaient ou longeaient, et soudain, mon Dieu, ils ne riaient plus. Il faut que nous puissions tous rire et informer de nouveau et plus que jamais pour eux, à Libération comme à Charlie, loin des pouvoirs et de leurs excès. Il me faudra un peu de temps et de rééducation pour arriver à rire, la mâchoire est plus fragile que le cœur, mais j’y parviendrai, et ce sera parmi vous, mes collègues, mes compagnons, mes lecteurs et relecteurs, mes amis. »
Rappelons que le "numéro des survivants" de Charlie Hebdo est sorti ce 14 janvier, tiré à 7 millions d'exemplaires et qu'il est déjà en rupture de stock en France.