Antoine de Gabrielli : Ces chiffres ne sont pas étonnants et reflètent une réalité connue. Les femmes, conduites le plus souvent à assumer une part prépondérante des responsabilités familiales, ne peuvent pas toujours être aussi disponibles professionnellement que leurs collègues masculins : réunions de fin de journée difficiles à assumer, mutations en province ou à l'étranger pouvant nuire à la situation professionnelle d'un conjoint statistiquement mieux rémunéré (25% d'écart de salaire moyen entre hommes et femmes, à l'avantage des hommes), absences impromptues liées à des urgences familiales... Les situations pénalisantes professionnellement pour les femmes sont nombreuses. Pour aller plus loin, il est indispensable que les hommes prennent en charge une plus grande part de ces responsabilités. Mais cela ne peut se faire que dans le cadre d'une organisation du travail qui permet cette prise en charge et d'une culture managériale qui ne stigmatise pas les hommes souhaitant non seulement réussir professionnellement mais aussi personnellement ou familialement. C'est sur ces trois points qu'il faut faire porter les efforts.
A. G. : Non ce chiffre ne m'étonne pas du tout. Les études sur le désir des hommes d'une vie professionnelle et personnelle ou familiale équilibrée indiquent toutes les mêmes tendances. Simplement les hommes ne s'expriment le plus souvent sur ce sujet que sous couvert d'anonymat ! D'où l'intérêt de ce type d'étude. Une part significative des hommes a envie ou besoin de consacrer du temps à des centres d'intérêt non professionnels. Ce qui surprend, en creux, c'est que le monde professionnel apparaît traditionnellement comme le seul domaine où les hommes revendiquent un épanouissement. Il reste encore à comprendre que ces chiffres expriment non seulement un désir (« seraient tentés ») mais aussi un besoin, notamment face à la fragilité ou à l'épuisante densité de la vie professionnelle. Il y a un effet miroir frappant avec la manière dont, pendant des années, on a vu le travail des femmes. On s'est longtemps demandé comment répondre à ce qui pouvait être un désir des femmes, avant de se rendre compte que l'activité professionnelle était, pour les femmes comme pour les hommes, d'abord un besoin. Il est aujourd'hui grand temps de sortir des stéréotypes et préjugés sociaux qui enferment la réussite masculine dans le seul champ professionnel et de se rendre compte que les hommes ont AUSSI besoin de s'épanouir personnellement ou familialement.
A.G. : Oui, l'association Mercredi-c-papa réunit des hommes pour qui la réussite professionnelle ne peut se faire au détriment de l'épanouissement personnel et familial. Ces hommes veulent réussir leur vie professionnelle ET leur vie privée. Comme les femmes ! Ou comme les femmes le souhaiteraient pour être exact. Ce qui est nouveau c'est que cette demande s'exprime. Plusieurs éléments y contribuent. Le principal, à mon avis, c'est que l'égalité professionnelle entre hommes et femmes conduit à questionner les attentes de chacun vis-à-vis de l'organisation du travail. D'abord considérée comme à mettre en place dans l'intérêt des femmes, l'égalité professionnelle se révèle petit à petit, pour les hommes aussi, un levier d'équilibre entre vie professionnelle et vie privée. D'une organisation du travail qui tolère des aménagements favorables aux femmes, on passe progressivement à la compréhension d'un management universel, qui propose aux hommes comme aux femmes les conditions d'un double épanouissement personnel et professionnel. Ce n'est pas si nouveau, puisque des entreprises comme Orange ou des organisations syndicales comme la CFE-CGC se sont déjà mobilisées avec succès sur ces sujets. Cela reste néanmoins encore une nouvelle frontière managériale. Au-delà de la question de l'égalité professionnelle, il faut aussi citer celle du bien-être au travail, la pression professionnelle moderne doit, pour être durablement supportable, pouvoir être contrebalancée par de solides antidotes au stress : le temps partiel, qui permet de se ressourcer en famille ou de développer des centres d'intérêts équilibrants, peut y participer.
A.G. : Les hommes souffrent aussi de stéréotypes ! Pourquoi n'en souffriraient-ils pas ? Toute la société baigne dans les stéréotypes, qui fonctionnent toujours à double sens : à questionner la légitimité d'une femme à s'épanouir dans le champ professionnel, on interdit à un homme de s'épanouir familialement. Oui, à l'évidence, prendre un temps partiel n'est pas toujours facile pour un homme. Il est beaucoup plus admis de la part d'une femme que d'un homme de demander un aménagement du temps de travail. Dans le cas de pères divorcés qui ont la garde de leurs enfants, il n'est pas rare que ceux-ci s'inventent des contraintes personnelles pour ne pas avoir à reconnaître qu'ils ont tout simplement des responsabilités familiales à assumer. Dans l'univers professionnel, la rupture avec les stéréotypes de disponibilité masculine peut donner l'impression d'un désinvestissement professionnel : cela peut être dangereux si le haut management n'est pas partie prenante d'une organisation du travail plus ouverte aux contraintes de chacun. Mais les stéréotypes sont aussi transmis via les amis, les parents et beaux-parents et jusqu'aux femmes elles-mêmes, à l'intérieur des couples. Celles-ci peuvent, à tort ou à raison, donner à croire qu'elles font de la réussite professionnelle de leur conjoint la condition de leur estime. Ceux-ci peuvent, à tort ou à raison, penser que cette réussite est l'expression première de leur virilité, la matérialisation de leur rôle de père de famille. Le plus souvent, les hommes supportent assez bien ces injonctions. Mais quand cela va mal professionnellement, ce qui arrive aujourd'hui tôt ou tard, elles peuvent devenir véritablement étouffantes. Jusqu'à générer de graves dangers psychiques. Ce sont l'ensemble de ces contraintes que j'appelle le « plancher de verre », cette expression venant illustrer la diversité des facteurs qui empêchent les hommes de pouvoir publiquement prétendre à un double épanouissement professionnel et privé. Une autre manière de le formuler est de dire que, pour un homme, « il n'y a rien entre "winner" et "loser" ». L'une et l'autre de ces expressions disent l'angoisse que les hommes peuvent éprouver à l'idée de voir se briser les fragiles fondements sur lesquels repose leur légitimité d'homme, de mari, de père ou de professionnel : en dessous, ils ne voient que du vide...
A.G. : Toutes les formes d'assouplissement du travail, toutes les libertés données dans le respect des contraintes collectives essentielles, d'organiser selon ses propres besoins sa vie professionnelle, sont des progrès importants. Qu'il s'agisse de travail à distance, de télétravail, de travail nomade, d'aménagements horaires, de flexibilité : les termes diffèrent mais l'objectif est unique. Il s'agit toujours de mettre en place les conditions d'un management aussi individualisé que possible, de promouvoir une organisation du travail universelle, convenant aux hommes comme aux femmes, et de respecter dans l'intérêt de tous la singularité de chacun.
Mais pour pouvoir réussir cette mutation, il est nécessaire que des lois soient votées ou approfondies, que le code du travail soit revu, que les organisations s'engagent, que les hauts dirigeants montrent l'exemple, que les bonnes pratiques soient identifiées et partagées... Mais il faut aussi que chaque homme et chaque femme prenne conscience qu'il est un maillon essentiel sans lequel aucune politique ne peut réussir. Nous avons chacun, toujours, un espace de liberté à investir, nous sommes tous parties prenantes, individuellement et collectivement, du maintien ou de la levée des stéréotypes. Les seuls vrais freins à ce changement sont, comme l'avait très bien formulé Jacques Rigaud, récemment disparu, le nœud des conformismes et le creuset des certitudes qu'on rencontre dans toute organisation.
*Etude « WAD/Working Dads : L’articulation des vies professionnelles et familiale », réalisée par l’Institut CSA en partenariat avec Terrafemina en deux volets, du 29 août au 21 septembre 2012. Un volet quantitatif auprès de 310 pères actifs interrogés par téléphone, un volet qualitatif via un forum en ligne de 16 pères actifs de profils variés (en couple, seul, avec conjointe qui travaille ou non). Les résultats détaillés de cette étude en souscription sont disponibles auprès de l’institut CSA ou de la rédaction de Terrafemina.
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