« T’es un killer, Berthier », s’encourageait Gérard Jugnot dans le film Une époque formidable, avant de se faire licencier sans ménagement par une entreprise dont la valeur profit emportait tout sur son passage, fut-ce celle de l’humain. Près de quinze ans plus tard, le pouvoir est revenu aux mains des gentils. C’est en tous cas ce qu’avancent Franck Martin dans son livre éponyme*, et avec lui une flopée de spécialistes de l’entreprise, de sociologues et autres analystes du comportement d’une société qui, crise oblige, aspire à davantage de feel-good du bureau jusqu'au dodo.
« Tu vis dans le monde des Bisounours ou quoi ? », entend-on souvent lorsque l’on ose frayer du côté de la gentillesse. "Trop bon, trop con" dans l’imaginaire collectif, le gentil est encore souvent assimilé au naïf, au sot, au faible. Bref, il cristalliserait à lui seul tout ce qui nuit à la compétitivité, notion a priori nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise. Mais ça, c’était avant. Car, depuis que les dollars ne tombent plus du ciel comme dans les eighties, qu’on ne marche plus tout droit, fier, l’épaulette arrogante comme Bernard Tapie dans la pub Wonder, la bienveillance reprend peu à peu ses droits dans une société où le partage gagne peu à peu son combat contre la compétition bête et… méchante.
Selon Franck Martin, « la négation de l’humain au profit du profit », stratégie testée et non approuvée, est « vouée à l’échec ». Et il ne suffirait pas de faire régner la terreur au vestiaire ou ailleurs pour motiver ses troupes, bien au contraire. Confiance, humilité, honnêteté, compassion, gratitude, patience, humour et communication sont les nouveaux mots de l’entreprise dans laquelle beaucoup ont compris que l’alchimie d’une équipe positive aura bien souvent davantage de résultats que l’alliance de talents qui jamais ne se rencontrent (remember la victoire de la Grèce à l’Euro 2004...).
En revanche, ne nous faisons pas trop naïfs non plus, faire intégrer ces notions aux managers à l’ancienne et autres jeunes loups biberonnés à la concurrence ego-tripesque n’est pas chose aisée. Pour beaucoup, « gentillesse » est encore synonyme de « faiblesse » et « humilité » antithétique d’« ambition ». Quant à accorder tout de go sa confiance à autrui – prérequis à l’intégration de la notion de gentillesse constructive -, beaucoup laisseraient volontiers cette approche de l'autre aux benêts. Entendez aux béni-oui-oui qui, selon eux, ne font pas long feu dans le Koh Lanta de l’open space où alliances et stratégies auraient la réputation de diriger les promotions.
Et si c’était faux ?
Déjà, et si l’on file la comparaison avec le jeu télévisé, on a très rarement vu un filou stratège l’emporter, pour la simple et bonne raison que ce sont ses coéquipiers qui nomment le meilleur aventurier, et que ceux-ci savent se souvenir des coups bas, mais aussi des petites attentions. Ensuite, n’oublions pas que la méfiance vis-à-vis d’autrui est un signe de non-confiance en soi, ainsi que le rappelle Franck Martin, avant d’ajouter : « Cela ne dispense pas d’être prudent. Mais il y a une différence fondamentale entre le fait d’être prudent, c’est-à-dire vigilant, et celui d’être méfiant, c’est-à-dire soupçonneux. » Et à trop perdre de temps en analyse, pour la plupart erronées, du comportement supposément malhonnête d’autrui, on perd fatalement en productivité et en créativité.
Bonne nouvelle, les digitale natives, ou génération dite Y, élevés avec Internet, sont « plus concernés par le sort des personnes vulnérables et s’engagent plus volontiers dans la collectivité que leurs aînés ». Inscrits dans leur grande majorité sur Facebook, le réseau soumis au « lobby de la bonne humeur », ainsi que le rappelait un article** paru il y a quelques jours dans le magazine Stylist, « les jeunes » n’ont pas été habitués à « disliker », et ça n’est peut-être pas plus mal. Aux Etats-Unis, on appelle la nouvelle tribu du feel-good les « Twee » (du mot « sweet » prononcé par un enfant). Et cette nouvelle génération gentille, fana de cute, de pensée positive, de chats mignons et de belles histoires partagées sur le réseau et ailleurs, ne serait pas si neneu, n’en déplaise à leurs aînés nés sous Canal Plus, lesquels continuent à déverser leur fiel avec une aigreur handicapante. Car oui, bitcher, c’est dé-pas-sé, en témoigne la tentative de vanne de Dany Boon sur l’affaire Nabilla, dénoncée avec virulence par nos juges de l’indulgence 2.0.
Prenez garde car la génération G (celle des gentils) veille et, hypermnésie du Web oblige, ne laissera rien passer. « Signaler un contenu inapproprié », ils sont nés avec, ainsi que le rappelle le magazine Psychologies, à l’origine de cette journée dédiée aux gentils. De là à craindre une dictature du bon sentiment, il n’y a qu’un pas, que nous ne franchirons pas afin de ne pas gâcher la fête, ni faire preuve de mauvais esprit (puisque c’est has-been).
Vous l’aurez compris : non seulement on peut réussir en étant bon esprit mais, mieux encore, si l’on veut espérer garder le cap dans l’entreprise de demain, on ferait mieux de mettre sa causticité de ringard de côté pour prendre le pli des gentils. Tenez-le vous pour dit, la bienveillance, c'est tendance.
* Franck Martin, Le Pouvoir des gentils, Eyrolles
** "L'Art d'avoir toujours raison" dans Stylist N°068