Après l’effroyable attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier dernier, suivi par le meurtre d'une policière et la prise d’otages d’un supermarché casher, porte de Vincennes à Paris, des millions de Français se sont rassemblés ce week-end. L'objectif de ces marches républicaines organisées aux quatre coins du pays : rendre hommage aux 17 personnes tuées lors de ces événements et défendre la liberté d'expression. Mais après la stupeur, la douleur et l’émotion, l'heure est venue pour le pays de panser ses blessures. Albert Moukheiber, psychologue à Paris, nous a livré quelque pistes pour surmonter le traumatisme collectif suscité par ces tragédies.
Albert Moukheiber : Ressentir cette tristesse et ce chagrin est tout à fait normal surtout dans les cas de traumatisme collectifs car les émotions sont décuplées par la foule et les images choquantes diffusées en boucle à la télévision. Certaines personnes vivant hors de nos frontières, et donc très éloignées géographiquement, ont versé des larmes en apprenant la nouvelle de l'attentat. Toutefois, ces réactions ne sont pas une règle générale. Dans ce type de situation, il n'y a simplement pas de règle prédéfinie. En effet, alors que certaines personnes vont pleurer, d'autres ne vont rien ressentir ou ne rien laisser paraître. Cela ne signifie pas qu'elles n'ont pas de cœur et les personnes qui pleurent n'ont pas plus d'empathie qu'elles. Simplement, chacun intériorise et exprime à sa façon les événements traumatiques. Finalement, si une personne ne pleure pas, c'est parce qu'elle sait inconsciemment que pleurer ne lui procurera aucun soulagement. De même que celles qui pleurent le font pour se soulager.
A. B. : Le meilleur moyen de ne pas avoir peur de quelqu'un est d'aller vers lui. Prenons le racisme : sachez que l'on devient non-raciste par un effort conscient, par un véritable apprentissage. Le racisme s'apprend et se désapprend. C'est en s'exposant à des personnes de couleur verte, par exemple, que l'on désapprend à être raciste. Le racisme naît de personnes traumatisées par d'autres personnes à la peau verte. À l'inverse, on peut difficilement rejeter des personnes auxquelles on est régulièrement exposé, que l'on côtoie jour après jour. Au final, pour ne pas laisser s'installer la méfiance et la peur de l'autre, il est important de continuer à aller vers les gens et notamment vers ceux que l'on craint. Il faut discuter, s'instruire, échanger, s'exposer à tous les points de vue et ne pas voir le monde uniquement par son propre biais.
A. B. : Outre la tristesse, le chagrin et la peur, les tueries perpétrées dans les locaux de Charlie Hebdo et aux alentours, ainsi que celles de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, peuvent exacerber davantage les tensions déjà présentes dans la société. Certains vont aller encore plus loin dans leur discours extrémiste quel qu'il soit. D'autres vont tout simplement passer à autre chose après avoir participé à un rassemblement, avec le sentiment du devoir de citoyen accompli.
A. B. : Il ne s'agit pas vraiment d'oubli. Plusieurs stades se succèdent dans ce type d'événement. Il y a d'abord le temps du réel, celui du symbole, du langage et enfin le temps du souvenir. Les attentats de Charlie Hebdo et la prise d'otages de la porte de Vincennes vont peu à peu perdre de leur intensité dans l'esprit des Français. Chacun va finalement garder la trace de ce que ces tragédies ont suscité en son sein, la trace qui justifie son point de vue sur la société française et sur le monde en général.
A. B. : Dans tout traumatisme, il y a un rituel dont ces rassemblements, ces marches républicaines font partie intégrante. Lorsqu'une personne décède, sa famille et ses proches se réunissent à l'occasion de son enterrement, parfois même avant. Ici, c'est la même chose. La place faite aux rituels dans un contexte de traumatisme collectif est d'ailleurs très importante. Mais heureusement, ces rassemblements ne sont pas toujours synonymes de tragédies. Si la France avait remporté la Coupe du Monde de football au Brésil, la même ferveur populaire, joyeuse bien sûr, aurait été observée. Des milliers de personnes se seraient réunies place de la République ou de la Bastille, à Paris. Quel que soit le sentiment - joie, peur, tristesse, colère -, lorsque le poids de ce dernier est trop lourd, nous ressentons le besoin instinctif d'être avec d'autres personnes pour le partager, parler et échanger.
A. B. : Le plus important est de ne pas s'évertuer à trouver la formule unique qui fonctionne pour tout le monde. Elle n'existe pas. Je pense qu'il faut essayer, qu'il faut s'obliger à aller la rencontre de ce qui nous fait peur. On ne peut pas sous-estimer la puissance de nos biais. Chacun voit le monde de manière subjective et ce regard peut malheureusement nous pousser au repli sur soi. Au contraire, il faut continuer à échanger, essayer de comprendre comment ces événements ont pu se produire, sachant que comprendre ne signifie ni excuser ni cautionner. Enfin, il faut laisser le temps faire son œuvre et guérir les blessures.