Amina avait quinze ans lorsqu’elle a été violée à plusieurs reprises par cet homme, plus âgé qu’elle de dix ans. Suite au viol, sa famille a porté plainte auprès des officiers de police de sa ville, Larache. Au lieu d'engager des poursuites à l'encontre de l’agresseur d’Amina, le tribunal lui a donné la possibilité d'épouser sa victime, ainsi que le permet l’alinéa 2 de l’article 475 du Code Pénal marocain. Il semble que l’agresseur n’était pas disposé à prendre Amina pour épouse, mais que des arrangements ont ensuite eu lieu entre lui et la famille d'Amina aboutissant à l’option du mariage. La plainte ainsi retirée et les poursuites à l’encontre de l’agresseur arrêtées, le mariage d’Amina, mineure, avait par la suite été arrangé par les deux familles et autorisé par le juge, conformément aux dispositions du Code de la Famille, qui, depuis la réforme de 2004, soumet les mariages des mineures de moins de 18 ans à l’autorisation préalable et expresse du juge.
Suite au mariage, l’agresseur (désormais époux) continue à faire subir des violences physiques et sexuelles à son épouse/victime, jusqu’au jour où, épuisée de vivre cet enfer, elle se donne la mort. Elle avait seize ans.
Malgré le fait qu’elle soit loin de revêtir un caractère inédit ou isolé au Maroc, l’histoire de cette jeune adolescente a ému au plus haut point les citoyens marocains. En effet, ce type de situation se compte en milliers de cas annuellement au Maroc (n’aboutissant pas toujours au suicide s’il en est), essentiellement en milieu rural et/ou illettré. Toutefois, le dénouement dramatique et violent de ce fait divers a contribué à relancer le débat au sujet de l’abrogation de l’article 475, alinéa 2, du Code Pénal marocain, qui est libellé comme suit :
« Quiconque, sans violences, menaces ou fraudes, enlève ou détourne, ou tente d'enlever ou de détourner, un mineur de moins de dix-huit ans, est puni de l'emprisonnement d'un à cinq ans et d'une amende de 200 à 500 dirhams.
Lorsqu'une mineure nubile ainsi enlevée ou détournée a épousé son ravisseur, celui-ci ne peut être poursuivi que sur la plainte des personnes ayant qualité pour demander l'annulation du mariage et ne peut être condamné qu'après que cette annulation du mariage a été prononcée.»
Les associations de défense des droits des femmes, au Maroc comme à l’international, ainsi que les forces progressistes de notre pays, estiment légitimement que cet article du Code Pénal, du fait qu’il blanchit l’agresseur sexuel de la mineure en lui permettant de se soustraire à la sanction pénale du crime de viol par la voie du mariage avec sa victime, constitue une incitation aux agressions sexuelles dans la mesure où, d’une certaine manière, il œuvre à neutraliser l’action publique contre les auteurs des agressions sexuelles, et par là même à protéger ces agresseurs sexuels de la sanction pénale.
Il importe de noter que le viol est pourtant un crime reconnu comme tel et sanctionné par le Code Pénal marocain par une peine privative de liberté, et que le viol d’une mineure porte au double la sanction pénale à l’encontre de l’agresseur, comme il est indiqué dans l’article 486 du Code Pénal :
« Le viol est l'acte par lequel un homme a des relations sexuelles avec une femme contre le gré de celle-ci. Il est puni de la réclusion de cinq à dix ans.
Toutefois si le viol a été commis sur la personne d'une mineure de moins de dix-huit ans, d'une incapable, d'une handicapée, d'une personne connue par ses facultés mentales faibles, ou d'une femme enceinte, la peine est la réclusion de dix à vingt ans. »
Ainsi, dans la mesure où le viol est considéré comme un crime en droit pénal marocain (article 486 du Code Pénal), le fait que le ministère public, de par l’article 475, alinéa 2, soit amputé de son opportunité de poursuite dès lors que l’auteur du viol épouse sa victime (i.e : celle-ci ne déposant pas plainte ou ayant retiré sa plainte), est une idée insupportable sur le plan des droits humains les plus élémentaires.
En effet, il semble inconcevable que, de nos jours, il puisse exister des dispositions légales dont les agresseurs sexuels peuvent se prévaloir et qui les protègent des poursuites éventuelles du ministère public. Le bons sens imposerait plutôt que le ministère public et l’Etat garantissent en toute circonstance la réalisation des poursuites judiciaires contre les agresseurs qui portent atteinte à l’intégrité physique et à l’honneur de leurs victimes, abstraction faite des choix personnels effectués par les victimes par la suite envers leurs agresseurs.
D’autant que, l’auteur d’un viol répété, comme ce fut le cas de l’agresseur de la défunte Amina Filali, même en épousant sa victime, continue bien souvent à être une menace pour son épouse. Au Maroc, de nombreux témoignages vont dans le même sens : ce n’est certainement pas le mariage et encore moins l’impunité qui rendra l’agresseur sexuel inoffensif ou l’empêchera de récidiver. Bien pire encore, le fait que le mariage le protège contre d’éventuelles poursuites pénales par voie judiciaire serait de nature à le rendre encore plus dangereux, dans un pays où la notion de viol conjugal n’existe pas.
Ceci étant posé, il me semble important de rappeler l’esprit dans lequel a été élaboré le Code Pénal promulgué en 1962, quelques années seulement après l’avènement de l’indépendance du Maroc en 1956, et notamment l’alinéa 2 de l’article 475 :
Le législateur du Code Pénal, texte d’essence patriarcale promulgué en 1962, a manifestement conçu l’alinéa 2 de l’article 475 pour protéger davantage l’honneur des familles plutôt que de se soucier de la prévention du viol, de son impact et celui du mariage avec l’agresseur sur l’équilibre mental de la mineure victime de l’agression sexuelle. En effet, dans le domaine de viol, le Code Pénal marocain est un texte qui demeure hautement inspiré des principes de la tradition et de la morale d’essence religieuse. La nuance n’y est pas donnée en faveur du bien-être psychologique des mineures victimes de viols ou de leur ressenti envers leur agresseur. Entre les lignes de l’alinéa 2 de l’article 475, c’est comme si le législateur recommandait à la victime et à l’agresseur sexuel pris en faute de contracter mariage, dans une noble volonté de préserver les protagonistes et leurs victimes du jugement impitoyable d’une société ultra-conservatrice à l’égard de tout ce qui touche à la sexualité, et surtout à la sexualité féminine, considérée comme un sujet tabou encore de nos jours.
De ce fait, le mariage entre la victime mineure et son agresseur sexuel selon l’esprit de l’alinéa 2 de l’article 475 du Code Pénal se présente bien souvent aux familles comme l’arrangement opportun, la solution la plus appropriée pour préserver l’honneur de la société et la moralité publique, au détriment des droits des personnes, des femmes et des enfants. L’agresseur accepte la proposition du mariage pour échapper à la prison, la victime mineure en fait de même pour préserver l’honneur de la famille, et chacun sait bien que ce couple improbable dont le point de démarrage est le viol n’aura aucun avenir.
Afin d’avoir un texte dont la priorité est le respect et la garantie des libertés individuelles et des droits fondamentaux de l’être humain, une réforme du Code Pénal de 1962 s’impose aujourd’hui.
Depuis les années 2000, les associations de défense des droits humains et des droits de la femme au Maroc ont levé les boucliers contre certaines dispositions non égalitaires ou abusives du Code Pénal, dont l’alinéa 2 de l’article 475.
Depuis le décès de la jeune Amina, des centaines de Marocains ont manifesté dans la rue, et s’expriment par milliers sur les réseaux sociaux, pour réclamer une véritable réforme du texte pénal, avec pour objectif de sensibiliser le gouvernement pour préparer les projets de loi qui s’imposent aujourd’hui à nous, notamment en matière de protection des mineures contre le viol.
Entre temps, les situations dramatiques de violences à l’égard des femmes, mineures ou non, sur le terrain perdurent au quotidien, et les agressions sexuelles sur les filles mineures aboutissant à des mariages arrangés entre victime et agresseur sont légion, donnant lieu à des situations humaines bien souvent insoutenables.
Au delà du fait que je pense que tout auteur d’un crime doit être poursuivi et sanctionné pénalement, que l’honneur est une notion à redéfinir en faveur de la dignité de la mineure victime de viol en tant qu’être humain, je demeure bien consciente du fait que l’abrogation de l’alinéa 2 de l’article 475 du Code Pénal à elle seule n’aura pas pour conséquence de révolutionner les esprits de la frange de la société marocaine qui adhère à l’esprit du texte actuel.
Un travail colossal de déverrouillage des mentalités s’impose au plus profond de notre société : un travail indispensable, touchant au rapport à la femme, à son statut ; au respect de sa liberté, de ses droits élémentaires ; à sa place au sein du couple, au sein de la famille et au sein de la société ; à sa place non seulement en tant qu’épouse, mère, fille, élève, étudiante, ou sur les lieux de travail, mais avant tout en tant que personne humaine pensante et agissante, devant être traitée en société avec les mêmes égards que ceux qui sont réservés à l’homme.
Ce travail essentiel de prise de conscience doit être effectué au sein de la cellule familiale, dès le plus jeune âge, et être relayé par les éducateurs et enseignants à l’école primaire et secondaire, à l’université, sur les lieux de travail, et au sein de l’appareil étatique dans son ensemble, à commencer par l’appareil judiciaire et celui de l’éducation publique et privée.
En conséquence, si une évolution au niveau des mentalités ne se réalise pas en parallèle avec la réforme du texte pénal, l’application sur le terrain d’une éventuelle réforme progressiste de ce texte s’avérera ardue, vaine, voire impossible, et c’est toute la société qui en sera la victime.
Hakima Fassi Fihri
Université Internationale de Rabat
Mars 2012
Crédit photo : AFP
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