Dimanche dernier, à quatre jours de l’élection présidentielle égyptienne, le candidat du parti islamiste des Frères musulmans tenait son dernier meeting au Caire. Mohammed Morsi n’est pas favori dans les sondages, mais au vu du succès de sa formation aux dernières élections législatives – les Frères musulmans ont obtenu 47% des sièges au Parlement, se plaçant devant les salafistes qui en ont raflé 23%-, il pourrait bien créer la surprise. Pour Shahinaz Abdel Salam, blogueuse égyptienne expatriée en France depuis deux ans, il n’est pas étonnant que ce parti historique d’opposition à Moubarak soit si populaire, « la population a besoin d’une aide sociale, et depuis 30 ans ce sont les Frères musulmans qui jouent le rôle de l’Etat dans les quartiers et les provinces, en créant des hôpitaux ou en aidant les plus pauvres… »
Selon les estimations, auxquelles de nombreux Egyptiens n’accordent aucun crédit, le favori est Amr Moussa, l’ancien ministre des Affaires Etrangères d’Hosni Moubarak, soutenu par l’armée au pouvoir. Il est talonné de près par l’ancien général du raïs, Ahmed Chafik, et l’ex-Frère musulman qui affiche une ligne centriste et modérée, Abou el Fotouh. C’est ce dernier que Shahinaz a choisi de soutenir, elle votera depuis la France, en espérant placer sa confiance dans le moins mauvais des candidats. Le fait qu’il soit issu des Frères musulmans lui fait peur, « mais c’est un islamiste qui est passé au centre, et qui est soutenu par beaucoup de jeunes militants libéraux de gauche », dit-elle pour justifier ce « vote de raison ».
C’est dire si les femmes se font beaucoup d’illusions sur ce scrutin censé acter le changement de régime depuis les évènements de 2011. Le constat est général, du côté des ONG, des féministes ou des experts de la région, les femmes sont les grandes perdantes de la Révolution. « Sur les photos de la Place Tahrir, on a bien vu qu’elles étaient aussi nombreuses que les hommes », commente Michel Fournier, responsable de la section Moyen-Orient d’Amnesty International France, « mais elles ont été marginalisées dans les instances crées depuis, et par les islamistes qui cherchent à les reléguer chez elles ».
Pour les citoyennes des villes, qui ont rêvé de la Révolution et qui l’ont faite, l’inquiétude grandit, même pour Shahinaz, qui avoue ne pas être tombée dans la blogosphère pour défendre la cause des femmes. En 2005, elle écrit sur son blog pour s’opposer à Moubarak, « c’était le début du changement », dit-elle. Aujourd’hui elle écoute, et se dit « scandalisée » par les propos de certains députés salafistes. Comme Nasser al-Shaker, député du parti al-Nour, qui, lors d’un débat télévisé à la mi-mai, prônait la levée de l’interdiction de l’excision, une pratique qu’il légitime comme un précepte de l’islam. Ou ce projet de loi qui prévoit l’abaissement de l’âge du mariage à 14 ans. « Les salafistes et les Frères musulmans sont dangereux », pense Shahinaz, « de faux arguments sont utilisés, mais c’est à nous de les discipliner puisqu’ils sont au pouvoir ».
Pour la blogueuse, la bataille pour les droits et les libertés continue, et l’islamisme est loin d’être la seule cible. Au fond, avoue-t-elle, « la lutte n’a pas changé, nous avons toujours un régime militaire », un pouvoir transitoire qui opprime et qui réprime, parfois plus violemment que du temps de Moubarak : « à cette époque-là, on était arrêtés, aujourd’hui on risque sa vie dans une manif’ ». Les tortures en prison, les tests de virginité et les agressions sur les femmes, médiatisés depuis un an ont achevé de faire du CSFA –le Conseil Supérieur des Forces Armées- l’ennemi numéro un de la cause féminine en Egypte. Pour Amnesty International, il faut s’inquiéter non seulement de la recrudescence des violences dirigées contre les femmes, mais surtout de l’impunité accordée aux auteurs des exactions de toutes sortes. « A ce jour aucune victime des tirs de l’armée n’a reçu de réparation ou d’aide quelconque », regrette Michel Fournier, évoquant les tirs sur le visage qui ont rendu aveugle nombre de manifestants.
Ainsi, malgré le retentissement médiatique en France des agressions contre les femmes, le sujet est loin de faire partie des priorités. Dans un pays où 22% de la population vit avec moins de 2 dollars par jour, l’élection présidentielle cristallise davantage sur des enjeux socio-économiques. Le vrai danger en cas de victoire d’un islamiste réside dans « l’interprétation de la charia », pense Shahinaz. « C’est un mot que chacun peut interpréter comme il veut, mais ce texte ne préconise ni l’amputation ni la lapidation, mais plutôt les principes de liberté et d’égalité », explique Shahinaz, qui rappelle que la charia fait partie de la culture égyptienne, et qu’elle est déjà appliquée en partie. Pour elle, la « laïcité » à la française est un concept incompréhensible en Egypte, elle croit plutôt à une séparation du religieux et du politique, « qu’on ne me parle pas de politique à la mosquée », assène-t-elle.
« Dans un tel pays, les choses évolueront par secousses et soubresauts, avec des retours en arrières, ce sera très lent », prédit Michel Fournier. La vraie révolution pour les femmes viendra d’un changement de mentalité de la société toute entière, une société « antifemmes », estime Shahinaz. Elle pense que le monde arabe cultive une haine envers les femmes, et rejoint l’analyse de la journaliste égypto-américaine Mona Eltahawy, qui publiait en avril dernier, dans Foreign Policy, un article intitulé « Why do they hate us ? » -Pourquoi ils nous détestent ? Elle y explique pourquoi la société arabe « n’aime pas les femmes », en prenant appui notamment sur le cas de l’Egypte. « Lorsqu’une fille se fait violer dans une manifestation, on lui reproche d’y être allée, on dit qu’après tout c’est de sa faute », raconte Shahinaz, qui a frôlé la prison en janvier 2010 alors qu’elle manifestait pour les coptes d’Egypte. Aujourd’hui elle croit au pouvoir de son blog pour faire passer les idées, la preuve : « ma mère était plutôt pour les Frères musulmans, mais j’ai fini par lui faire changer d’avis ».
Twitter a pourtant remplacé le blog pour pas mal de militants, nous confie Shahinaz. C’est « court et pratique », l’audience y est plus forte, et on y croise plusieurs langues, surtout l’arabe et l’anglais. « Pendant la campagne, chacun a affiché ses soutiens sur sa timeline », explique-t-elle, avant de noter que la plate-forme de micro-messages a surtout trouvé son utilité dans les manifestations, « pour prévenir les autres, si on est arrêté ou battu ». Mais son espace d’expression préféré reste son blog, en arabe, « pour faire comprendre mes opinions ou expliquer les motivations d’une manif’ ». Désormais, pour les cyberactivistes comme elle, l’ennemi a deux têtes : le pouvoir militaire d’un côté, les islamistes de l’autre, et ils se sont « partagé le gâteau ». «Nous essayons d’être critiques en écrivant sur ces courants. La Révolution est à continuer, contre les gens qui se foutent de nous », affirme-t-elle, pleine d’espoir parce que « la dynamique de la liberté d’expression » est lancée, que les tweets sont repris et débattus dans les grands talk-shows de télévision. « Le Printemps est toujours là ».
Crédit photo : AFP
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