Société
Souhayr Belhassen : « Egypte, Tunisie, Maroc, nous sommes face à une vague verte »
Publié le 27 juin 2012 à 15:08
Par Marine Deffrennes
A l'occasion d'un colloque sur le droit et les femmes tunisiennes organisé à Paris, Souhayr Belhassen, présidente de la FIDH -Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme- exprime ses inquiétudes sur la vague d'élections qui portent au pouvoir les partis islamistes. En Tunisie comme ailleurs, la juriste militante récuse le concept d’islamisme modéré. Entretien.
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Terrafemina : Comment analysez-vous l’élection récente de Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans, à la présidence de l’Egypte ?

Souhayr Belhassen : Je pense que les militaires ont évalué et négocié avec les islamistes l’élection de Mohamed Morsi, comme une réparation par rapport à ce qui s’est passé trois jours avant. En effet, étant donné le coup de force que l’armée a opéré en prenant la main sur l’Assemblée constituante élue démocratiquement, elle aurait été en mesure de faire passer Ahmed Chafiq, son candidat. Les militaires ont préféré Morsi parce que c’était un candidat visiblement majoritaire, le CSFA –Conseil supérieur des forces armées- a mesuré le risque qu’il y avait à aller trop loin, en partageant un peu la poire en deux à la dernière minute et en laissant le pouvoir à M. Morsi.

Tf. : Que vous inspirent les victoires consécutives des islamistes aux élections dans le monde arabe ?

S. B. : Sur le fond, l’épisode égyptien confirme ce qui était annoncé avec l’élection en Tunisie du parti Ennahda à la Constituante, et du PJD –formation islamiste- au Maroc. Tout cela conforte l’idée qu’aujourd’hui, au Sud de la Méditerranée, nous sommes face à une vague verte, qui prend le pouvoir, avec tout ce que cela entend comme risques de régression. Même si les islamistes déclarent être pour la démocratie, il n’y a pas deux poids deux mesures, la démocratie implique l’exercice des libertés, le respect des droits humains et surtout une séparation du politique et du religieux.

Tf. : Vous ne croyez donc pas à l’islamisme modéré ?

S. B. : Non pas du tout. On ne peut pas imaginer un régime qui se réfère au religieux être démocratique, voilà la contradiction fondamentale qu’on veut faire admettre ici et là, au Sud de la Méditerranée mais aussi au Nord, en Europe et en Occident. A mon sens cela ne présage rien de bon. On recommence à fermer les yeux sur des tares originelles. Comme on a maintenu et soutenu pendant un quart de siècle les dictateurs au prétexte qu’ils étaient un rempart contre les islamistes, aujourd’hui on a tendance à considérer que l’arrivée au pouvoir des islamistes dits « modérés » fait partie du jeu de la démocratie. Je refuse cette idée : si on veut une démocratie il faut une séparation d’avec le religieux. Les intégristes et les « modérés » ont le même projet de société, ils ne se distinguent que par la méthode et le timing. Les salafistes veulent aller vite, ils font des erreurs en exerçant des actes de violence qui effraient les citoyens plus modérés. Les membres d’Ennahda veulent aller beaucoup plus lentement, et Rached Ghannouchi –chef du parti Ennahda, ndlr- l’a dit : nous en avons pour dix ans pour détricoter la société, ce qui signifie que finalement au bout de dix ans les gens s’habitueront à ne plus boire de vin dans les bars et les hôtels…

Tf. : Les conséquences sont-elles déjà perceptibles pour les femmes tunisiennes ?

S. B. : Dans les centres de santé, où l’on appliquait la planification familiale –pose de stérilets, délivrance de contraceptifs, avortements, etc. – aujourd’hui les sages-femmes déconseillent de telles pratiques et effraient les femmes parce que c’est un péché. Or, si la Tunisie s’est développée, si elle est une exception, c’est bien grâce à ces pratiques, et notamment au code du statut personnel.

Tf. : Justement, peut-on croire tout de même que la Tunisie est la mieux placée pour réussir malgré tout sa transition démocratique ?

S. B. : Bien sûr la Tunisie est mieux partie que les autres pays, mais l’important est de préserver les acquis et de progresser. Il faut la faire avancer. Où peut-on progresser sans créer de fracture irréversible de la société ? Le cœur du problème est là. Nous voyons que la société est aujourd’hui fracturée socialement, elle l’était déjà depuis longtemps, mais le régime oppressif pesait sur elle de toute sa force et masquait cette donnée. Avec la liberté d’expression et d’association tout cela explose, et on ne sait pas le gérer.

Tf. : L’Assemblée constituante a-t-elle intégré ces problématiques sociales dans ses travaux ?

S. B. : Cette constituante est multiforme, c’est là son défaut. Elle doit ériger le texte fondamental d’une part, elle doit légiférer d’autre part, et elle doit être l’écho de la société. Or, les constituants sont des nouveaux venus, sinon parfois des analphabètes. Ils ne savent pas tous exercer leurs droits, assister aux séances, avoir un droit de regard. Les citoyens n’exercent pas ce droit, et les débats ne sont pas tous publics. Résultat : la Constituante ne peut pas répondre aux aspirations des révolutionnaires. Mais il faut bien considérer aussi que son objet véritable n’est pas là. Cette Assemblée doit produire un texte fondamental qui unisse tous les Tunisiens, et non pas une partie ou une faction de la population. Voilà la difficulté à laquelle se heurte l’Assemblée actuellement.

Tf. : Selon vous, la France doit-elle jouer un rôle pour accompagner la Tunisie vers la démocratie ?

S. B. : La France a un vrai problème aujourd’hui avec la Tunisie, elle s’est mal placée en choisissant de soutenir jusqu’au bout Ben Ali. Elle a un passif qu’il faut d’abord essuyer. Cela fait que la France est rejetée avec pertes et profits avec tout ce qui constituait l’ordre ancien. Au niveau des sociétés civiles, des syndicats et des associations de femmes, il faut renouer les liens, il y a un vrai travail à faire. La population tunisienne ne voit en la France qu’un soutien de l’ancien régime, qui fait partie de cet occident « impérialo-sioniste ». La France, et je pense en particulier à la presse, doit faire l’effort de mieux comprendre cette société qui n’est pas si simple à analyser, et ne peut se réduire aux étiquettes des « élites » et des « islamistes ».

Souhayr Belhassen était l’invitée du colloque « Tunis-Paris-Tunis, la femme, avenir du droit ? » organisé par l’Association française des femmes juristes, le 26 juin à la Maison du Barreau à Paris.

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