Sylvie Goulard : Je ne pense pas qu’il faille raisonner en termes de « plus » ou « moins » d’Europe, mais plutôt en termes qualitatifs. Malgré ce qui ressort du sondage, je pense qu’il y a un attachement au projet européen, et que ces réponses sont le reflet de la façon dont l’Europe fonctionne en ce moment : les marchandages à huis clos, le chacun pour soi n’ont plus rien à voir avec le projet originel. Dans mon livre, Europe : amour ou chambre à part ? (Éd. Flammarion), je dénonce l’Europe telle qu’elle se fait : il y a un dévoiement des objectifs et de la méthode. On ne sait plus qui décide, en grande partie par la faute des gouvernements nationaux. Monnet disait : « Nous unissons des hommes, nous ne coalisons pas des États ». Aujourd’hui on enferme les Européens dans des boîtes nationales, on les monte les uns contre les autres.
S. G. : Il y a un phénomène de génération. On observe que les plus âgés (27% des 65 ans et plus veulent « plus d’Europe », contre 17% de la population, ndlr) se souviennent des raisons impérieuses pour lesquelles on a construit l’Europe. Les jeunes, eux, valorisent davantage la liberté de circulation, il y a une approche plus « décontractée » de leur part (21% des 18-24 veulent « plus d’Europe », ndlr). La tranche d’âge intermédiaire est en effet plus réticente, il faut noter que les difficultés économiques et le chômage ont un impact sur les actifs, ce sont des gens qui ont un peu perdu le sens historique de l’Europe et qui ne sont pas à l’aise dans un monde sans frontières.
S. G. : Malheureusement oui, le désamour de l’Europe est loin d’être un phénomène franco-français, avec des nuances d’un pays à l’autre toutefois. Les sondages Eurobaromètres de la Commission européenne montrent que les habitants des pays en crise sont plus méfiants tandis qu’en Allemagne, par exemple, l’attachement à l’Europe reste fort.
S. G. : Le paradoxe est que l’opinion se détermine rarement sur les institutions mais qu’en matière économique et sociale, l’imbrication des responsabilités entre niveau européen et national aboutit à ce que l’austérité par exemple soit imputée à « l’Europe ». En réalité, nos difficultés actuelles viennent en large part de mauvaises politiques nationales : éducation et formation peu efficaces, report des réformes des systèmes sociaux, perte de compétitivité et de marchés, etc. L’opinion se demande « qui décide ? » ; « Ai-je une influence sur les gens qui décident ? » ; « puis-je choisir une politique plus verte, plus sociale ou libérale au niveau européen ? » et n’a pas la réponse. Est-ce la Commission si souvent critiquée ? Est-ce le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement ? Le Parlement élu au suffrage direct ou des institutions encore moins identifiées comme la Banque centrale ou la Troïka ? De plus, la plupart des dirigeants nationaux acceptent des choses à Bruxelles et tapent ensuite sur l’Europe. Non seulement la classe politique nationale fait rarement des efforts de pédagogie mais elle joue même souvent à contre-emploi.
S. G. : Selon moi cela va même plus loin. En anglais, il y a le mot ownership, qui désigne le fait d’assumer ce qu’on fait. Assumer par exemple devant les populations que la souveraineté est partagée, que ce partage se matérialise dans l’euro, et qu’en conséquence, le contrôle mutuel des budgets représente une nécessité. Il y a une manière d’expliquer cela aux populations ; nous avons créé une sorte de caisse commune, il est normal qu’on regarde comment les uns et les autres dépensent l’argent. Ce genre de discours décontracté et offensif, à ma connaissance il n’y a guère que Mario Monti qui l’ait tenu en Italie. On voit plutôt des classes politiques qui sont dans le déni, qui ne font pas l’effort nécessaire de rentrer dans les questions européennes.
S. G. : Les partis prennent hélas trop souvent le Parlement européen pour la poubelle de la politique nationale. Ils y envoient des gens qui n’ont pas envie de travailler et ne sont pas à la hauteur de cet enjeu fabuleux qu’est la création d’une démocratie supranationale. Les gouvernements se débarrassent des débats européens. La preuve : on a fixé le dépôt des listes en France le 2 mai 2014, pour des élections le 25 mai ! Le gouvernement avait sérieusement envisagé de supprimer, pour ce seul scrutin, et non les municipales, l’envoi des professions de foi et autres documents électoraux.
S. G. : C’est un phénomène ancien qui s’explique par plusieurs facteurs. D’abord les femmes sont moins informées, elles lisent moins les journaux parce qu’elles consacrent plus de temps que les hommes aux tâches ménagères. Il y a toujours un lien entre le niveau d’éducation, l’accès à l’information et le sentiment européen. Ensuite elles subissent de plein fouet la crise, je pense aux familles monoparentales, aux familles touchées par les emplois précaires, les horaires décalés, et les salaires moindres. Tout cela ne les encourage pas à croire en l’Europe.
S. G. : Cela procède sans doute de ce déficit d’informations et de temps mais c’est d’autant plus consternant que l’Europe a fait beaucoup pour l’égalité hommes-femmes, notamment grâce à l’exemple des pays nordiques. En 2013 nous avons mené une bataille au Parlement européen pour éviter qu’il n’y ait que des hommes au directoire de la BCE. Nous avons perdu parce que les dirigeants nationaux ont décidé, contre l’avis du Parlement européen, de nommer encore un homme.
>> Femmes et conseils d'administration : l'Europe bloque sur les quotas <<
S. G. : Quand on communique sur une idée confuse ou à laquelle on ne croit pas, on ne peut pas convaincre. Je pense qu’une grande partie de la classe politique française, et une grande partie des soi disant « élites », n’ont pas fait l’effort intellectuel de s’adapter au nouveau contexte juridique et international. Ma thèse est que les élites nationales sont moins pro européennes que les peuples. On a dans la haute fonction publique, les banques centrales, les superviseurs financiers, les juristes ou les médias, des individus dont l’horizon est national, les prérogatives nationales et entendent les préserver ! Ainsi, ceux qui devraient être à l’avant-garde de l’explication de la complexité du monde en arrivent à prôner le souverainisme, la démondialisation et la fermeture des frontières. Pour moi c’est une défaillance grave car elle fait passer des intérêts particuliers avant le bien commun.
Le 11 octobre 2013, le Club Terrafemina Bruxelles présentera à l'occasion de son lancement les résultats complets d'une étude CSA sur les Français et l'Europe, lors des Journées de Bruxelles, organisées par le Nouvel Observateur. L'étude sera débattue autour d'une table ronde (« Peut-on encore aimer l'Europe ? ») à 16h00, avec les intervenants suivants :
William Dartmouth, député européen,
Isabelle Durant, vice-présidente du Parlement européen,
Sylvie Goulard, députée européenne,
Matteo Renzi, maire de Florence.
*D'après une étude CSA pour Terrafemina, réalisée sur Internet les 3 et 4 septembre 2013 sur un échantillon de 1 010 personnes représentatif de la population française.
Le nombre de femmes dans les CA européens augmente… enfin
Les femmes ont-elles conquis l'Europe ?
Pourquoi lancer le Club Terrafemina à Bruxelles?