Elyès Jouini, mathématicien et universitaire franco-tunisien, a été nommé le 27 janvier 2011 en tant que ministre auprès du Premier ministre Mohammed Ghannouchi. En charge des Réformes économiques et sociales et de la Coordination avec les ministères concernés au sein du gouvernement provisoire tunisien, après le départ du président Zine el-Abidine Ben Ali chassé par la révolution populaire du 14 janvier. Il démissionne alors de ses mandats d'administrateur, notamment au Magasin général et à l'Institut Tunis-Dauphine5. Il a quitté le gouvernement intérimaire le 1er mars 2011, suite à la démission du ministre Mohamed Ghannouchi.
Elyès Jouini : Je ne sais pas s’il faut être inquiet mais il faut certainement être vigilant. Le parti Ennahda se présente comme un parti islamique modéré et annonce qu’il ne remettra pas en cause les droits des femmes qui font de la Tunisie l’exception du monde arabe. Pour moi, il n’y a de modération que s’il y a un modérateur. En Turquie, le modérateur c’est la laïcité inscrite dans la constitution, c’est l’armée gardienne de cette constitution et c’est enfin une tradition presque séculaire. Dans le cas de la Tunisie, il n’y a pas de constitution (et pour cause) et ce sont les élus d’aujourd’hui qui vont avoir à écrire cette constitution, c’est à dire les règles du jeu de demain. Le modérateur ne peut donc être que la société civile qui, je l’espère, saura jouer son rôle pour que la société tunisienne demeure une société équilibrée.
E. J. : Le PDP s’est totalement effondré par rapport aux sondages qui le positionnaient comme le second parti du pays. Ce que les partis modernistes n’ont pas su faire, à mon sens, c’est la constitution d’un front commun moderniste, démocrate et progressiste. Le PDP, Ettakatol et d’autres ont voulu aller aux urnes chacun de leur côté car ils souhaitaient se peser d’abord et négocier des alliances ensuite. Désormais, ils savent ce qu’ils pèsent et les alliances ne sont plus d’actualité car tous ensemble, ils ne contrebalancent pas Ennahda. Une union en amont aurait pu mobiliser tous les indécis qui y auraient vu une dynamique porteuse de sens et de valeurs. Le PDM a très tôt prôné cette démarche mais n’a réussi à convaincre que quelques petites entités et leur alliance n’a pas été suffisante pour constituer une masse critique. Ils sont restés perçus par beaucoup comme un parti intellectuel. Leur discours d’ouverture et leur disposition à se fondre dans quelque chose qui les dépasse leur a permis d’enregistrer tout de même une progression importante par rapport aux sondages mais s’ils sont restés désespérément petits dans l’absolu.
E. J. : Je ne crois qu’aux actes et les seuls actes qu’Ennahda nous ait donné à voir à ce jour remontent certes à plus de 20 ans mais ne sont pas du tout encourageants. Il est vrai que la composition sociale du parti a évolué et que ceux qui ont voté pour Ennahda sont, pour beaucoup d’entre eux, des Tunisiens moyens éloignés de tout extrémisme. Il n’en demeure pas moins qu’Ennahda compte de nombreuses tendances en son sein et que leur 1er congrès en tant que parti reconnu n’aura lieu qu’en décembre prochain. Ceux qui s’expriment aujourd’hui ne seront peut être pas les grands gagnants de ce congrès.
E. J : Je pense que les femmes tunisiennes sont trop jalouses de leurs libertés pour accepter tout retour en arrière. On a cependant constaté au cours de la campagne et même dans certains bureaux de vote, une volonté de certains d’imposer des files séparées. Plus que les modifications législatives ou constitutionnelles, ce sont les régressions sociales qu’il faudra combattre au jour le jour et sur le terrain.
E. J : Beaucoup de voix et notamment Ennahda appellent à un régime parlementaire. Le régime parlementaire est particulièrement bien adapté dans un pays où 2 à 3 partis rassemblent à eux seuls une large partie de la population. Des alternances peuvent alors se mettre en place avec des périodes de stabilité suffisamment longues pour pouvoir conduire une politique cohérente. Car il ne faut pas oublier que la démocratie n'est pas qu'une question de représentativité des élus, elle est aussi une question de gouvernance. Elle doit conduire à un système capable de mener une politique cohérente. La démocratie, c'est avant tout organiser l'alternance et une stabilité politique suffisante de manière à garantir la cohérence sur des périodes raisonnables. J’ai tendance à penser que des régimes de type semi-présidentiel avec des procédures d'impeachment à l'américaine et de vrais contre-pouvoirs pourraient constituer, dans le contexte tunisien, un compromis idéal.
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Crédit photo : AFP/Rached Ghannouchi (à gauche), co-fondateur du parti Ennahda, au cours d'une réunion, le 27 octobre 2011 à Tunis
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