C’est par une épigraphe de Dostoïevski que la prof inaugure son témoignage, un extrait des « Souvenirs de la maison des morts », titre évocateur pour mieux faire écho aux confidences des prisonniers qu’elle côtoie depuis plus de dix ans, quatre heures par semaine. Dans cet univers triste et gris, le seul moment où elle se sent enfermée est finalement celui où elle attend devant les lourdes portes que les surveillants daignent lui ouvrir. Une fois seule face à son groupe de 5 à 10 élèves, l’enseignante reprend le dessus. Cette salariée de l’Education nationale n’a pas hésité lorsqu’on lui a proposé d’aller transmettre son savoir littéraire à ces « étudiants empêchés », comme on appelle ces élèves qui veulent passer leur Brevet des collèges, ou pour les plus motivés, le DAEU –diplôme d’accès aux études universitaires, équivalent du BAC. « Cela ne m’a jamais effrayée, c’est mon côté inconscient », avoue-t-elle, invoquant aussi la curiosité de passer de l’autre côté du mur qu’elle longeait petite pour aller jouer au parc. A la maison centrale de Poissy (Yvelines), elle enseigne à des détenus « longues peines », de 20 à 30 ans, voire plus, pour qui « les jeux sont faits », elle fait aussi un passage par le centre pour mineurs de Porcheville, une expérience « douloureuse » dans ses souvenirs, et aussi par quelques maisons d’arrêt où le public, plus jeune et en attente de procès, s’avère encore plus stressé, et plus nerveux.
Pourtant, propulsée au beau milieu de cette atmosphère émotionnellement chargée, Aude Siméon ne regrette pas le confort de ses classes de lycée. « Le premier constat qu’on fait, c’est qu’ils n’ont aucun bagage littéraire, tout comme la plupart des lycéens aujourd’hui », ironise-t-elle, ajoutant que le vécu de son nouveau public rend même la tâche « plus intéressante ». « Quel que soit le texte littéraire, ça raisonne, ils y trouvent un écho avec leur vie », explique-t-elle, égrenant toutes les œuvres classiques qui « parlent » à ces hommes et ces femmes « aux parcours invraisemblables ». La dénonciation de la justice par La Fontaine, dans « Les animaux malades de la peste », le ton désabusé et pessimiste de La Rochefoucauld dans ses « Maximes », le déchirement dans la tragédie de Racine « Andromaque » : « aimer, violemment, aimer au point de tuer, cela leur parle » constate l’enseignante. Parmi les thèmes qui rejoignent leur vécu, elle cite aussi l’exil, celui du Colonel Chabert par exemple, qui ne retrouve plus sa place dans la société lorsqu’il rentre en France. Le choc des civilisations aussi, dans « Les Lettres Persanes » de Montesquieu, « mon auditoire est constitué en majorité de noirs et de maghrébins, le regard porté de l’Orient sur l’Occident les fait réagir ». Elle en ressort renforcée dans sa conviction que la littérature « touche à l’universel de l'être humain », et que les grands classiques valent encore plus la peine d’être lus par ces adultes qui ont vécu que par des lycéens qui ne s’y retrouvent pas.
Pourquoi ne pas imaginer alors ces « taulards » convertis en lecteurs compulsifs, tuant le temps dont ils disposent pour dévorer les œuvres complètes de Zola ou de Stendhal ? « Il ne faut pas rêver », répond du tac au tac l’enseignante, « la barrière de la langue m’oblige souvent à « traduire » ces textes avant qu’ils ne les comprennent ». La plupart ne lisent donc qu’au moment du cours, tandis que les plus cultivés n’y sont pas inscrits, se refusant à retourner à « l’école », « une démarche trop infantilisante pour eux ». Parfois, le miracle a lieu, comme ce jour où un détenu lui lance : « J’ai découvert les livres, ça me nourrit, maintenant je préfère lire plutôt que de regarder la télévision ». Une occupation qui reste l’activité principale de 90% de la population carcérale.
Les volontaires des cours de français, de philo, de maths, d’anglais ou de géographie mis à leur disposition, viennent autant pour briser la solitude et l’ennui que pour rattraper un retard scolaire, précise A. Siméon. « Le problème de la prison n’est pas matériel, il est moral et humain », pense-t-elle. Seuls dans leur cellule, même pour les repas, ils n’ont que leur télévision et leur ordinateur pour passer le temps, long. Ils n’ont pas droit à Internet, jouent beaucoup aux jeux vidéos, « ils peuvent donc rester 24h/24 dans leur cellule à ne rien faire s’ils le veulent », regrette-t-elle. « On parle de resocialiser ces gens, mais on ne fait rien pour encourager des relations détendues et normales entre eux », finit-elle par s’inquiéter, à force de les écouter, et de devoir esquiver leurs demandes d’échanges au-delà du cours de français. « Plus le temps passe, plus ils perdent le contact avec les « gens normaux », les visites se font plus rares, alors ils s’accrochent à vous et vous proposent des rendez-vous « quand ils seront dehors » ou pour leurs permissions ». Les professeurs en prison enseignent sous leur vraie identité, et la plupart craignent en effet d’être retrouvés par un ancien élève, ou de le croiser par hasard. « C’est arrivé une fois » confie A. Siméon, avant d’avouer « là oui, j’ai eu peur ».
Consciente du danger face à certains déséquilibrés qui assistent à son cours, elle les repère à leurs réactions violentes et disproportionnées. Il lui arrive de se faire insulter par un élève qui « pète les plombs », « mais alors ce sont souvent les autres qui m’expliquent et me protègent », c’est ainsi qu’elle apprend le motif de condamnation de la plupart d’entre eux, alors qu’elle n’a accès à aucun dossier. Elle identifie les catégories créées entre les détenus, comme celle des « pointeurs », les délinquants sexuels, mal vus, mais de plus en plus nombreux dans la prison. Il y a aussi les malades, ceux qui bégayent à cause des médicaments, et qu’elle enverrait volontiers en hôpital psychiatrique. Dans cette « cour des miracles », elle avoue des rencontres étonnantes et enrichissantes aussi.
Un chapitre entier de son livre est ainsi dédié à Carlos, le terroriste vénézuélien condamné à la réclusion à perpétuité pour les meurtres et attentats qu’il a commis en Europe. On lui reproche ses conversations avec « Le Chacal ». Elle concède : « c’est quelqu’un d’intelligent, qui sait comment me parler, je sais que je dois me méfier ». Mais elle reste sensible à ses discours sur la nuance délicate entre résistance et terrorisme, et relativise : « en Afrique, Carlos est considéré comme un héros, un Robin des bois qui épouse la cause des petits ». Sans indulgence pour ses crimes, -Illich Ramirez Sanchez est responsable entre autres d’une vague d’attentats commis en France en 1982 et 1983, qui ont fait 11 morts et 150 blessés - elle considère le détenu « charismatique » et « généreux », parlant à chaque codétenu dans sa langue maternelle –Carlos parle couramment plus de dix langues. C’est là précisément le sens de sa présence entre ces murs, pense-t-elle : « ce qui leur fait du bien, c’est que je n’ai aucun lien avec la justice », elle se dit plus que jamais convaincue qu'« on ne peut réduire une personne à ses actes ».
De là certaines interrogations sur la capacité du système pénitentiaire, malgré ses efforts, à « prendre en compte l’humain », et à préparer ces individus à la réinsertion. Sans autorisation pour publier son texte, elle craint la réaction de ses supérieurs. « Je marche sur des charbons ardents », dit-elle, « mais je n’accuse personne », elle se dit même favorable à une réhabilitation de la fonction de surveillant, « pas assez formés à leur tâche » selon elle. Depuis cette année, eux aussi ont accès aux cours gratuits, avec autant de stress et d’histoires à évacuer.
Aude Siméon, « Prof chez les taulards », éditions Glyphe, 15 euros.
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