Culture
"Parfaites" : la natation synchronisée au-delà des clichés sexistes
Publié le 4 avril 2017 à 15:38
Par Anaïs Orieul
En salles ce mercredi 5 avril, le documentaire "Parfaites" lève le voile sur une discipline sportive aussi méconnue que méprisée, la natation synchronisée. Le réalisateur, Jérémie Battaglia, et la capitaine de l'équipe canadienne, Marie-Lou, se sont confiés à Terrafemina.
"Parfaites" le documentaire qui lève le voile sur la natation synchronisée "Parfaites" le documentaire qui lève le voile sur la natation synchronisée© Darkstar
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Comme de très nombreuses personnes, Jérémie Battaglia se moquait de la natation synchronisée, cette discipline un brin kitsch où strass et paillettes se mêlent au chlore le temps de courtes chorégraphies. Puis, par l'intermédiaire d'une amie, ce Français installé au Canada en a appris plus sur la natation synchronisée. Il s'est alors rendu compte que ce ballet aquatique pouvait être extrêmement violent, que les nageuses étaient soumises à une tyrannie de la beauté et du corps, et que pour les juges, leurs qualités techniques étaient moins importantes que leur apparence. Surtout, le jeune réalisateur a découvert que bien qu'ignorées et méprisées, ces femmes étaient des athlètes complètes.

Des Championnats du monde de Kazan aux Jeux Olympiques de Rio... Pendant 18 mois, Jérémie Battaglia a suivi l'équipe nationale canadienne de natation synchronisée. Derrière la façade girly, il a découvert un monde dur et complexe où la beauté est toujours accompagnée de la douleur. Outre son image ultra léchée qui sublime les nageuses, Parfaites est un documentaire diablement féministe. Les jeunes femmes qui sont à l'écran sont puissantes et courageuses. Elles ont des rêves plein la tête et sont prêtes à tout donner pour les concrétiser. Jérémie Battaglia souhaitait changer le regard du public sur la natation synchronisée, il est largement arrivé à ses fins. De passage à Paris, le réalisateur et la capitaine de l'équipe, Marie-Lou Morin, nous ont dévoilé les coulisses d'un sport décidément loin d'être kitsch.

Pourquoi avoir choisi de suivre l'équipe canadienne plutôt que française ?

Jérémie Battaglia : C'est uniquement parce que je vis au Canada. Je ne m'étais jamais intéressé à la natation synchronisée avant qu'une amie ne commence à travailler pour l'équipe. Quand elle a commencé à me parler de ce sport, j'ai réalisé que je n'y connaissais rien, et surtout, que j'avais des idées assez sexistes. Si je n'avais pas vécu au Québec à ce moment-là, si j'avais encore été à Paris, je pense que je n'aurais jamais fait ce film-là. C'est le constat de mes propres idées reçues qui m'a donné envie de m'y intéresser. Je me considère comme féministe, mais sur ce coup-là, je me suis vraiment senti bête. Et je me suis dit : "Si je me fais une image sexiste de ce sport, alors beaucoup de personnes doivent s'en faire une image encore pire".

La natation synchronisée est un sport typiquement féminin. Diriez-vous que c'est pour cette raison qu'il est autant rabaissé et moqué ?

Jérémie Battaglia : Je pense que ça se vérifie dans quasiment tous les sports féminins, mis à part le tennis et la natation. Parce que là il y a le côté performance qui est extrêmement visible et c'est donc plus difficile de nier la dimension sportive. Mais sinon, la plupart des sports féminins ont une dimension artistique, ou alors, ils ont une variante masculine. Et alors là, c'est le pire. Le football féminin, tout le monde s'en fout alors qu'il a une valeur athlétique très intéressante. La natation synchronisée, c'est comme la gymnastique rythmique, il y a une moquerie, un mépris, parce qu'on a l'impression que dès qu'il y a une dimension artistique, ce n'est plus vraiment un sport. En plus, dans la natation synchronisée, le but est de prétendre que tout est facile, du coup les gens ne se rendent pas compte de la performance sportive.

Marie-Lou Morin : Personne n'avait parlé de la natation synchronisée comme ça avant Jérémie. Il est allé en profondeur, a vraiment voulu montrer aux gens que ce sport était plus difficile qu'ils ne le pensaient. La façade de ce sport, ce sont des filles en maillot de bain, des paillettes, du maquillage... donc les gens ont l'impression que c'est une blague. Ils ne réalisent pas que pour que les filles nagent toutes de la même manière, ça prend des heures et des heures d'entraînement. La natation synchronisée c'est vraiment beaucoup de travail.

Avec votre film, on se rend compte que la natation synchronisée est un sport très violent. Vous le comparez même au football américain.

J.B. : Oui, parce que la plupart des nageuses souffrent de commotion cérébrale à un moment donné. Et ça c'est quelque chose qui touchent énormément les footballeurs américains. Et quand ce n'est pas bien traité, on en meurt.

M-L.M.: On a l'impression que la natation synchronisée est un sport gracieux, mais sous l'eau, c'est hyper violent parfois. On se met des coups de pied, des coups de poing. Si une fille n'est pas à la bonne place au bon moment, il suffit d'une seconde pour qu'un accident arrive. Quand fait une poussée acrobatique et qu'on pousse une fille hors de l'eau, lorsqu'elle replonge, si tu es mal placée et qu'elle te tombe sur la tête, tu peux te faire très mal. Nous, on n'a pas de casque, pas de protections...

Et pourquoi est-ce que l'on n'entend jamais parler de ce côté violent de la natation synchronisée ?

J.B. : Probablement parce que c'est un sport féminin. Pour donner un exemple, je suis allé à Kazan avec les filles pour les Championnats du monde de natation en 2015. La première semaine, ce sont les disciplines les moins connues – dont la natation synchronisée – qui sont passées. Ils font toujours ça. Le journal Le Monde était là et tenait un blog. Et bien leur blog a commencé au jour 8, le lendemain de la fin de la natation synchronisée. Et ils titraient : "Kazan, jour 1". Ce traitement médiatique m'a choqué. Ils avaient écrit une ligne sur les duos mixtes, et c'est tout. Rien que ça, c'est symptomatique. Il y a une différence de traitement. On considère que ça n'intéresse pas les gens, et du coup, moins tu en parles, moins ça intéresse les gens. Puis comme on le voit dans le film, ce n'est pas clair la façon dont les équipes sont jugées. Peut-être que cela rend les choses encore moins claires pour le public.

"Parfaites", un documentaire de Jérémie Battaglia © Darkstar
C'est vrai que ce que révèle votre film est assez choquant. La façon dont les jugent attribuent les points est assez floue. Tout est dans la subjectivité, dans les préférences... Pourquoi la natation synchronisée n'arrive pas à évoluer ?

M-L.M. : Au Canada, on essaie de faire évoluer ça en proposant des choses différentes. Mais c'est vraiment difficile. Le niveau est très haut et dans les Championnats du monde et les Jeux Olympiques, on ne voit aucun changement s'opérer. Ce sont toujours les mêmes équipes qui se partagent les premières places. Je comprends que ça peut être difficile de juger lorsque tu vois la routine pendant quelques minutes seulement. Du coup, je pense que c'est une question de facilité de mettre toujours les mêmes équipes sur le podium. C'est tellement ancré dans la communauté de la synchro qu'il n'y a plus aucune place pour les autres.

J.B. : Je ne pense pas qu'il y ait de volonté politique. C'est juste que la natation synchronisée n'est pas une priorité. Et c'est un problème, car ce ne serait pas si compliqué que ça de changer la notation. Ils l'ont fait dans le patinage artistique suite au scandale des Jeux de Salt Lake City en 2002. Du coup, avec le nouveau système de notation, il n'y a plus de place à l'interprétation. Le poids d'un juge n'est plus assez important pour faire basculer une note. Ils n'ont pas la volonté de le faire dans la natation synchronisée alors que ce ne serait pas compliqué. Je pense que c'est parce que le système actuel favorise les pays les plus forts. Donc le classement ne change presque pas. En gros, c'est toujours : Russie, Chine, Japon, avec l'Ukraine qui se glisse parfois.

Il y aussi cette image de la perfection inatteignable qui touche de plein fouet les filles. C'est la réalité encore aujourd'hui ?

M-L.M. : Oui. Notre ancienne coache était beaucoup plus sensibilisée à notre poids qu'à nos performances. Tout ce qui l'intéressait, c'est ce que la balance affichait. C'est comme une règle qui n'est pas écrite mais que tout le monde connait. Les filles doivent se ressembler le plus possible, faire la même taille, le même poids. Quand tu arrives dans ce sport et que tu ne ressembles pas aux autres, que tu es plus grande et pas aussi mince, ça peut être très dur d'entrer dans le moule.

Le film révèle que les nageuses de l'équipe canadienne seraient moins bien considérées car leurs corps ne sont pas uniformes. Pensez-vous que ces différences puissent finir par s'imposer sur la durée ?

M-L.M. : En tout cas, on essaie vraiment de faire changer les choses au Canada. Mais même si on essaie de repousser les limites, à chaque compétition, on nous ressort qu'on ne se ressemble pas assez. Et on finit par le payer au niveau des points. C'est une drôle de mentalité mais elle est ancrée profondément dans la tête des juges. Je ne comprends pas pourquoi l'uniformité est importante lorsqu'on est dans l'eau. On pourrait penser que le fait d'être une bonne équipe et de proposer une chorégraphie intéressante l'emporte sur le physique, mais non.

J.B. : A Kazan, on m'a dit que les juges trouvaient l'équipe laide. C'est hallucinant.

"Parfaites", un documentaire qui met en lumière la natation synchronisée © Darkstar
Le culte du corps qui règne dans cette discipline pousse de nombreuses nageuses vers des troubles alimentaires. Est-ce que c'est quelque chose qui est considéré comme tabou dans la natation synchronisée ?

M-L.M. : Dans l'équipe canadienne, pendant un moment on était toutes au courant que certaines filles avaient des habitudes alimentaires pas franchement saines. Mais personne ne disait rien. Parce que tout le monde le fait pour l'équipe. Donc tu te mets à penser que c'est normal de le faire. Tu te dis : "Je vais moins manger mais juste parce qu'il y a une grosse compétition l'année prochaine". Et au final, tu rentres dans un cercle vicieux et tu as beaucoup de mal à en sortir parce que ça devient ton mode de fonctionnement. Aujourd'hui, moi j'ai décidé d'en parler ouvertement. J'espère sensibiliser les plus jeunes, leur faire comprendre que ce n'est pas normal.

J.B : Ça rejoint cette idée des corps homogènes. Ce ne sont pas des lois qui sont écrites mais c'est une culture dans ce sport-là. Peut-être parce que c'est une discipline quasiment exclusivement féminine. C'est quelque chose qui se transmet des coaches aux nageuses. Et quand ces nageuses deviennent coaches à leur tour, elles le reproduisent. Du coup ça perdure, et c'est très dangereux. Tous les sportifs font face à des questions sur leur alimentation. Ils doivent tous à un moment prendre de la masse ou perdre du poids pour des raisons sportives. Tu peux dire à une jeune athlète qu'elle a besoin de perdre du poids pour être plus légère ou plus rapide. Mais c'est différent de lui dire qu'elle est grosse. Il y a un travail d'éducation à faire auprès des coaches, parce que ces femmes-là – ce sont presque exclusivement des femmes – ont un impact énorme sur la vie de ses filles. Elles commencent la natation synchronisée à 8 ans, elles voient tout de suite les Russes et les Ukrainiennes qui sont extrêmement maigres, quasi anorexiques. Quand elles voient ça et qu'on leur dit derrière qu'elles sont grosses, ça a un impact énorme sur leur développement. C'est une culture qui est ancrée très profondément, qui touche aussi bien les équipes nationales que les toutes petites équipes.

Le film évoque les problèmes qui rongent la natation synchronisée mais met aussi en avant la notion de sororité qui règne entre les nageuses.

M-L.M. : C'est quelque chose que l'on retrouve souvent dans les sports d'équipe. Des fois, on nous demande si ça ne nous dérange pas de ne pas faire la fête et de ne pas beaucoup sortir. Et c'est vrai que l'on sacrifie des choses. Mais on vit aussi des amitiés très fortes. On ressent vraiment l'esprit de camaraderie. Quand t'as huit filles qui s'entraînent ensemble pendant 40 heures par semaine, tu sais qu'elles sont là pour le même but. Donc on s'encourage. C'est l'aspect du sport que moi j'adore. Par moment tu souffres, t'as envie d'arrêter, puis tu vois les filles autour de toi qui sont rouges, qui souffrent autant que toi, et du coup t'as envie de repousser tes limites pour elles. C'est le plus bel aspect du sport.

J.B. : Quand j'ai commencé à tourner, pour moi c'était très important de m'éloigner des clichés sur les groupes de femmes. Je ne voulais pas montrer de crêpage de chignon ou de trucs dans ce genre. Je voulais aller à l'opposé. On ne va pas se mentir, il y a parfois des tensions, de la jalousie, etc. C'est normal, ça reste un groupe de personnes. Mais elles sont professionnelles, elles sont là pour travailler, pour performer. Cela aurait été irrespectueux vis-à-vis d'elles de donner de l'importance aux disputes tout ça pour créer de la tension dans un film d'1h15. Je voulais les montrer comme des femmes fortes, adultes, et en contrôle de leur vie.

Parfaites, un documentaire de Jérémie Battaglia, durée 1h16, sortie le 5 avril 2017.

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