C'est une photographie d'anthologie, un sommet de romantisme qui a fait le tour du monde. Prise par le photographe Alfred Eisenstaedt à Times Square le 14 août 1945, le jour de la capitulation du Japon, elle immortalise le baiser d'un marin de l'US Navy et d'une infirmière. Surnommée « V-J Day », mais plus connue sous le nom de « The Kiss », la photographie est publiée dans le magazine Life et devient alors le symbole de la liberté retrouvée après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Depuis mardi 23 septembre, le Mémorial de Caen expose sur son esplanade une réplique de ce fameux baiser. Inspirée par le cliché d'Alfred Eisenstaedt, « Unconditionnal Surrender » (reddition sans condition) est une sculpture en bronze monumentale signée Seward Johnson, haute de 8 mètres et pesant 13 tonnes. Installée dans le cadre des célébrations pour le 70e anniversaire du Débarquement, elle devrait rester sur l'esplanade du musée normand pour un an.
Cité par la rédaction de France 3 Basse-Normandie, l'artiste Seward Johnson, s'est dit « très honoré par le placement de la sculpture et par le fait qu'elle permettra de réfléchir à la signification de cet anniversaire historique. Et aujourd'hui je ne pourrais pas imaginer un meilleur choix que le Mémorial de Caen. Avec cette œuvre, j'ai voulu évoquer une époque où les peuples se sont unis. Ce moment si particulier où un couple s'embrasse est symbolique de la joie qu'inspirent la fin de la guerre et la promesse du retour des survivants ».
Pourtant, sous le vernis romantique, l'histoire du cliché pris par Alfred Eisenstaedt reste discutable. En 1980 en effet, Life Magazine, qui avait publié le cliché, lance un appel pour retrouver les deux protagonistes de la photographie. Selon Konbini, onze hommes et trois femmes affirment être le couple sur la photo, parmi lesquels Greg Mendonsa et Greta Zimmer Friedman. En 2012, la sortie du livre The Kissing Sailor confirme leur identité et offre un nouveau regard sur les circonstances du baiser. Loin de l'image d'Épinal romantique et exaltée, la photographie devient soudain le témoignage d'une agression sexuelle.
Interviewée par le Daily Mail en 2012, Greta Zimmer Friedman raconte : « Je ne l'ai pas vu approcher, et avant que je comprenne ce qui se passe, je me suis retrouvée enserrée comme dans un étau. » « «On m'a attrapée. Cet homme était très fort. Je ne l'embrassais pas, c'est lui qui m'embrassait », a-t-elle encore témoigné au New York Post.
L'ex-marin a lui aussi corroboré la version de Greta Zimmer Friedman. « Avec l'excitation de la guerre qui était terminée et quelques verres, quand j'ai vu l'infirmière, je l'ai attrapée et je l'ai embrassée », a confié Greg Mendonsa au Daily Mail.
Ambiguë et controversée, l'histoire de la photographie « The Kiss » reste, pour les féministes, celle d'une agression sexuelle. Aussi n'ont-elles pas apprécié l'initiative du mémorial de Caen d'exposer une version « géante » du baiser polémique. Lancée par l'association Osez le féminisme !, une pétition demandant le retrait de la statue monumentale a été postée sur Avaaz.org, et a déjà recueilli 695 signatures. L'association y déclare :
« Dans le livre The Eye of Eisenstaedt, le photographe écrit : "J'ai remarqué un marin venant dans ma direction. Il attrapait tous les femmes à sa portée et les embrassait, jeunes comme vieilles. Puis j'ai remarqué l'infirmière, debout dans cette immense foule. J'ai fait le point sur elle, et, comme je l'espérais, le marin est arrivé, a attrapé l'infirmière, et s'est penché pour l'embrasser." […]. C'est une agression. Mais grâce au romantisme de la photo, elle n'a jamais été reconnue comme telle. Pire, elle est devenue une allégorie de la fin de la guerre aux États-Unis et s'expose aujourd'hui de manière indécente en format géant. […] Nous ne pouvons accepter que le Mémorial de Caen érige une agression sexuelle en symbole de paix. Nous demandons donc le retrait de cette sculpture dans les meilleurs délais et nous nous engageons à ne pas franchir le seuil de la « Cité de la paix » tant que cette dernière en obscurcira l'esplanade. »
Et l'association féministe de rappeler que près de 14 000 femmes ont été violées par des GI's en France, en Angleterre et en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale.