Dans une vallée rocailleuse du Nevada, Patrick Donnelly se penche sur une petite fleur aux bourgeons rosés: bientôt, l'éclosion de cette espèce unique au monde dévoilera ses pompons d'un jaune crémeux. Un spectacle rare, désormais en sursis.
Car dans ce coin reculé de l'Ouest américain, le sous-sol regorge de lithium, métal crucial pour fabriquer des batteries de voitures électriques. L'entreprise australienne Ioneer souhaite y implanter une mine.
"Ils prétendent qu'ils ne vont pas nuire à la fleur. Mais si quelqu'un construisait une mine à ciel ouvert à 200 pieds (60 mètres) de votre maison, est-ce que cela n'affecterait pas profondément votre vie ?", s'indigne le militant écologiste de 41 ans.
"Cette mine va provoquer l'extinction" de la plante, estime auprès de l'AFP ce biologiste de formation, membre de l'ONG Center for Biodiversity.
Nommée "Tiehm's buckwheat", cette fleur de sarrasin a été placée sur la liste des espèces en danger fin 2022 par les autorités fédérales, qui ont identifié l'exploitation minière comme principale menace.
Avec environ 20.000 spécimens, qui poussent dans quelques endroits très spécifiques sur une surface totale équivalente à cinq terrains de football, elle incarne aux Etats-Unis la délicate question posée par le changement climatique.
Comment réaliser la transition énergétique, gourmande en métaux (cuivre, lithium, nickel, cobalt, etc.), sans aggraver l'extinction déjà alarmante de la biodiversité, essentielle à la vie ?
Sur le site de Rhyolite Ridge, un ancien lac entouré de formations volcaniques, Ioneer ambitionne d'extraire "22.000 tonnes de carbonate de lithium par an" et de le raffiner sur place, explique son patron Bernard Rowe.
De quoi fournir la matière première pour les batteries de 370.000 véhicules électriques, chaque année pendant 25 ans. Ford et Toyota sont déjà intéressés.
Aux Etats-Unis, où le président Joe Biden a fixé d'ambitieux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, le projet doit permettre de muscler une production de lithium jusqu'ici quasi inexistante.
"C'est important de développer une chaîne d'approvisionnement nationale pour permettre cette transition énergétique", insiste M. Rowe.
La demande mondiale de lithium va être multipliée au minimum par cinq d'ici 2030, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE). La production actuelle est essentiellement contrôlée par la Chine, l'Australie et le Chili: une concentration risquée qui pourrait ralentir la transition.
Selon Ioneer, la frénésie pour diversifier l'offre de lithium n'implique pas pour autant le sacrifice du vivant.
"Nous sommes convaincus que la mine et Tiehm's buckwheat peuvent coexister", insiste M. Rowe, qui parle uniquement d'"impact indirect" sur la fleur.
Ioneer devrait détruire graduellement 22% de l'habitat de la plante et prévoit plusieurs mesures, dont des rideaux anti-poussière, pour bloquer les nuages de terre soulevés par les camions nécessaires à l'exploitation.
L'entreprise a également effectué 2,5 millions de dollars de recherches sur la fleur, qu'elle cultive en serre et espère replanter sur place.
"Ils maquillent l'extinction avec du greenwashing", juge M. Donnelly. "Ils disent qu'ils vont sauver cette plante, alors qu'en réalité ils vont l'envoyer à sa perte."
Le militant s'insurge contre la future carrière, plus profonde que la taille de l'Empire State Building, et la poussière engendrée par le trafic de camions, susceptible de limiter la photosynthèse des fleurs et nuire aux insectes qui les pollinisent.
Son association voudrait que la mine s'éloigne d'au moins 1,6 kilomètre des fleurs. Voire que le projet soit annulé, pour privilégier d'autres gisements de lithium moins problématiques: le Nevada, Etat clé pour le futur du pays, en compte une centaine.
"Ce n'est pas aussi simple que de dire qu'on peut juste traverser la route pour creuser ailleurs", rétorque M. Rowe, rappelant avoir investi 170 millions de dollars depuis 2016 pour démontrer la faisabilité de sa mine. "Beaucoup de ces autres gisements n'ont pas autant de travail derrière, ils ne constituent donc pas une alternative viable."
Le ministère de l'Energie a déjà promis de prêter 700 millions de dollars à Ioneer, à condition que son étude d'impact environnemental soit jugée concluante.
L'entreprise espère débuter la production vers la fin 2027. Mais le Center for Biodiversity promet de contester le projet en justice.
Pour M. Donnelly, l'affaire dépasse largement le destin d'une fleur isolée du Nevada. Car un million d'espèces dans le monde sont menacées de disparition, selon les Nations Unies.
"La biodiversité nous donne de l'air pur, de l'eau propre et de la nourriture", explique le militant. "Si nous résolvons la crise climatique mais que, ce faisant, nous menons tout vers l'extinction, nous perdrons quand même notre monde."
rfo/bpe
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