Marie-Paule Noël travaille depuis un peu plus de quinze ans dans le milieu de la bande dessinée, elle travaille aujourd'hui à son compte comme traductrice de comics et comme correctrice de BD, de comics et de manga.
Elle fait également de l'accompagnement d'auteur·trices sur des projets mais également du bénévolat pour l'association The Ink Link en aidant via la bande dessinée des foyers d'accueil de femmes.
Elle se lance aujourd'hui dans l'édition et souhaite traduire et éditer en français la série Wimmen's Comix, bande dessinée américaine féministe des années 1970. Pour cela, elle lance ce mardi 22 janvier un financement participatif via la plateforme Ulule.
Cette série de numéros de comics a été éditée en anglais aux éditions Fantagraphics, dans une intégrale de deux albums qui a reçu le prix de la catégorie "Patrimoine" aux Eisner Awards, les récompenses de la bande dessinée américaine.
Marie-Paule Noël nous raconte comment elle a découvert cette série novatrice et révolutionnaire pour l'époque dans une Amérique très puritaine.
Marie-Paule Noël : J'étais à la Comic Con de New York en octobre 2017. C'était ma première fois sur cette convention, j'en ai pris plein les yeux... Puis je suis allée faire un tour au Strand, la gigantesque librairie sur Broadway, avec dans l'idée d'acheter un livre ou deux mais sans trop me charger parce que ma valise n'était pas extensible.
Et là, au rayon comics, au milieu d'une mise en avant de titres d'autrices et de féministes, je vois le coffret Wimmen's Comix, que je connaissais seulement de nom.
Je savais que Fantagraphics (l'éditeur américain) avait sorti une intégrale et qu'ils avaient eu le prix Patrimoine aux Eisner awards (l'équivalent des prix remis à Angoulême) la même année, mais je ne l'avais jamais vue ni lue. Je n'ai donc acheté que ça (il y a quand même 750 pages !), au final.
Wimmen's Comix a commencé au début des années 1970. À l'époque, le monde des comics était très masculin, notamment au niveau des artistes. Certaines autrices ont donc, suite à quelques publications féministes, décidé de monter une revue uniquement faite par des femmes, mais pour tout le monde (et c'est important de noter que c'est pour tout le monde).
Il y a eu 17 numéros, en tout, jusqu'en 1992. À la toute fin, le titre avait même changé en "Wimmin's Comix" (pour enlever le mot "men", hommes, en anglais). Elles étaient dix au lancement, mais il y a quasiment eu 100 autrices en tout, et jamais une rédactrice en cheffe attitrée.
M-P. : Parce qu'à l'époque, parler de l'avortement, de sexe, de lesbiennes, de poils, de punks, de rock, de drogues, de politique, d'engagement, etc., et EN PLUS en étant une femme, c'était carrément un coup de poing dans la face du monde.
Et surtout, dans le monde des comics (et des États-Unis très puritains), c'était un sacré doigt d'honneur au Comics Code qui interdisait depuis les années 1950, "toute représentation de violence excessive et de sexualité ; la ridiculisation ou le manque de respect aux figures d'autorité ; les vampires, les loup-garous, les goules et les zombies ; les publicités pour le tabac, l'alcool, les armes, les posters et cartes postales de pin-ups dénudées ; la moquerie ou les attaques envers tout groupe racial ou religieux ; et le bien devait toujours triompher du mal".
En gros, elles ont mis un sacré coup de pied dans les comics ultra-normés ! Évidemment, dans les années 1960, il y avait déjà des comics underground qui n'en avaient rien à faire de ce code et publiaient un certain nombre de ces choses, mais il n'y en avait pas fait que par des femmes.
Bref, je vous laisse imaginer l'accueil du côté du public et des pros... Le courrier des lecteurs était gratiné !
M-P. : En fait, je me pose moi-même la question depuis que cette intégrale existe. Trop compliqué ? Trop underground ? Trop ambitieux ? Trop de boulot ? Trop engagé ? Passée sous le radar ?
Je ne sais pas. Je sais qu'on a un énorme boulot de traduction, d'adaptation, de lettrage, qui nous attend, mais qu'on est très heureux de pouvoir la proposer aux lecteurs francophones.
Cela dit, je n'aurais pas rencontré Mickaël Géreaume de Komics Initiative l'an dernier, avec qui j'ai travaillé sur l'artbook de Laurent Lefeuvre, je ne l'aurais pas fait seule.
J'ai attendu de voir si un éditeur était intéressé, mais en achetant l'autobiographie de Trina Robbins (qui est une autrice qui a fait énormément pour les autrices et les personnages féminins aux États-Unis, et qui est une des dix fondatrices de Wimmen's Comix), l'été dernier à Seattle, puis après l'avoir rencontrée à San Diego la même semaine lors de la Comic Con, je me suis dit qu'il fallait qu'on se lance et qu'on demande les droits. Je l'ai proposé à Mickaël, et il a dit oui de suite !
M-P. : Sur Angoulême, il y a un progrès par rapport à cette tempête de 2016 : aujourd'hui, les badges au festival indiquent "autrice" ! Ce n'est pas grand-chose, mais en vrai, c'est un symbole fort.
Je n'avais plus envie d'y aller suite à tout ce qui s'était passé, mais voyant que les choses et le dialogue avançaient, je me suis dit que ça serait le bon endroit pour qu'on lance Wimmen's Comix ! Et en plus la mangaka Rumiko Takahashi fait partie des trois en lice pour le Grand Prix cette année, et c'est top.
Cela dit, la place des femmes dans la BD n'est pas simple : il y a eu des études faites qui démontrent qu'elles sont moins bien payées que leurs homologues masculins.
Et nombreuses sont celles qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté (en 2016, elles représentaient 27 % de la profession, d'après les états généraux de la BD).
Et même si ça avance petit à petit, que les gens écoutent et entendent ce qu'on a à leur dire, c'est un combat quotidien.
En maison d'édition, il y a des accords syndicaux pour obliger les patrons à payer équitablement les femmes et les hommes, à compétences et expériences égales... et les postes à responsabilité sont de plus en plus ouverts à des femmes, mais ce n'est pas parce qu'on est dans un milieu culturel qu'on entend pas les mêmes choses lors d'entretiens professionnels. C'est usant, mais il faut tenir et combattre tout cela.
M-P. : Parce que, comme pour tout le reste dans le monde, elle l'est. C'est quand même 50 % de l'humanité, non ? Dans Wimmen's Comix, il y a beaucoup d'autodérision. Et ce n'est pas juste une voix, mais des dizaines qui abordent, entre autres, les paradoxes des combats féministes.