[7 juin 1939]
Chérie, trop chérie
Je deviens fou de penser à toi. Je dis " fou " car cette obsession se fait anormale.
Ce matin, j'en étais malade ; je te voyais et te touchais. Et cet état était autre que sexuel. Un besoin criant de tes mains, de tes bras, de te tenir, d'être tenu par toi, de te respirer, respirer avec toi.
Cela tient à ma faiblesse nerveuse, sans doute. Il doit sembler à mon être profond qu'un abîme de tendresse nommé TOI l'apaiserait, le reconduirait par la modulation la plus douce de la beauté vers sa paix et
sa limpidité d'esprit....
Pardonne-moi cette sotte effusion... Pardonne-moi aussi de souffrir quand je te sens toute distraite par ton nouveau joujou, tes plans, tes aménagements, sans compter tous les plaisirs de la saison de Paris. Je meuble, moi aussi. Mais, hélas, je meuble cette solitude de ces vaines idées qui se développent dans la fatigue. J'ai comme peur de rentrer, et
cependant je me consume ici... devant ton image.
Je changerai lundi de séjour. J'irai à Marseille et à Cassis, pour peu de jours. Te donnerai mon adresse.
Tes lettres sont gentilles, mon coeur, mais si rapides...
Je sais que tu as beaucoup à faire, mais songe, toi, à la sensation de se sentir avec tant d'amour, comme dissous en toi dans cette quantité d'occupations...
Comprends qu'il y a un coeur très gros qui fait écrire tout ceci, que je l'écris malgré moi, que je me reproche de l'écrire mais je ne puis...
Mais comment te faire comprendre ce que je ne comprends pas moi même ?...
Et puis... Il ne s'agit pas de comprendre...
Source : Paul Valéry, Lettres à Jean Voilier, Nrf Gallimard, p. 109