Dans le très bon film d’anticipation de Michael Bay, The Island, sorti en 2005, Ewan Mc Gregor se lève le matin grâce à un réveil qui l’informe sur la qualité de son sommeil. Aux toilettes, la même voix analyse son urine en direct pour lui faire des recommandations diététiques. Quelques minutes plus tard, à la cantine, le pensionnaire de cette île utopique se voit privé de bacon pour le petit-déjeuner. Ses vêtements, ses chaussures, son corps in fine, sont les supports et émetteurs d’un flux constant d’informations traitées et analysées par des algorithmes.
Ce qui relevait de la science-fiction il y a dix ans n’a plus rien d’irréel en 2014. L’essor phénoménal des objets connectés en est une preuve. Tout comme la première place sur ce marché occupée par les « wearable technologies », tous ces objets connectés que l’on porte sur soi : bracelets traqueurs d’activité, montre smartphone (Apple et Samsung lancent leur modèle cet été), et bientôt lunettes (Google Glass et ses copycat). L’Observatoire Orange-Terrafemina s’intéresse à cette nouvelle révolution digitale qu’on promet aussi radicale que celle de la mobilité : le corps augmenté.
Mouvement de libération des pouces
Vous pensez ne pas faire partie de ces ingénieurs fous qui portent déjà des lunettes Google pour regarder le monde à travers le prisme de la réalité augmentée ? Vous faites erreur. Depuis le jour où vous avez adopté le kit main-libre pour vous détacher de votre mobile, vous vous êtes engagé sur la pente menant tout droit à une connectivité permanente. D’après l’étude* menée par l’agence Treize articles pour l’Observatoire Orange-Terrafemina, il est évident que la première visée des « wearable technologies » est de permettre aux mobinautes de se passer de leur écran de smartphone. Au lieu de le sortir 100 fois par jour de votre poche ou de votre sac mesdames, ne serait-ce que pour regarder l’heure, vous le trouvez directement à votre poignet.
Selon Olivier Levard, journaliste auteur du livre Nous sommes tous des robots (Michalon), paru en mars dernier, les montres connectées constituent la première étape de la révolution du corps augmenté : « Le marché du smartphone arrive à son point de maturité et les industriels ont besoin de créer de nouveaux produits. Il y a un consensus massif de ceux-ci sur la montre connectée, qui va venir relayer et enrichir l’offre déjà existante des bracelets de mesure de l’activité physique ».
Ils ont débarqué sur le marché dès 2012, et connu une forte progression en 2013. Les traqueurs d’activité, applications qu’on regroupe sous le terme de quantified self, proposent en majorité de compter le nombre de pas, les calories dépensées et la qualité du sommeil de l’utilisateur. Les plus connus sont les bracelets Fitbit, Jawbone ou le boîtier Withings Pulse. Gadgets ludiques voire expérimentaux dans leur première version, ces accessoires se sont améliorés et adaptés pour répondre de mieux en mieux aux attentes des utilisateurs et utilisatrices. Le bracelet connecté en caoutchouc se mue ainsi en un bijou féminin discret avec Shine, un traqueur d’activité qui fait un carton aux Etats-Unis. La société française Netatmo a de son côté mis au point June, un bijou permettant de mesurer son exposition aux UVA et UVB et de se protéger en conséquence. Fitness digital, coaching bien-être et beauté connectée ne feront plus peur à personne lorsqu’un tee-shirt intelligent nous aidera à garder la ligne : d’après le sondage Polling Vox* pour l’observatoire Orange-Terrafemina, 4 femmes sur 10 trouvent déjà ce type de vêtement utile ou intéressant.
Le capteur Shine, de Misfit wearable.
Mais sur le marché émergent et encore confidentiel du textile connecté - seuls 32% des internautes français en ont entendu parler -, ce sont les grands sportifs et, paradoxalement, les seniors ou les malades qui joueront sans aucun doute le rôle d’early adopters. Le tee-shirt intelligent Smart Sensing mis au point par le consortium industriel français Cityzen Sciences constitue un fleuron du secteur, déjà expérimenté dans certaines équipes professionnelles de rugby et de football. « Grâce aux progrès de la nanotechnologie, l’informatique est désormais capable de souplesse et d’une miniaturisation maximale », explique Olivier Levard, qui prédit une révolution médicale d’envergure grâce aux applications de e-santé et aux objets connectés. Une révolution qui devrait mettre tout le monde d’accord dès lors qu’elle permet d’améliorer la qualité des soins et de fait la qualité de vie des patients : pansement connecté délivrant des informations sur l’état de santé d’un patient, couche équipée de capteurs pour les seniors, détecteurs de chute à distance, etc.
Malgré ces applications concrètes et déjà en phase de développement, peut-on imaginer un monde où toute notre garde-robe sera équipée de circuits électroniques et de mini-capteurs ? D’après l’étude Polling Vox sur le sujet, le vêtement connecté est loin de convaincre les internautes qui jugent pour 63% d’entre eux que ce type de technologie est appelé à rester confidentiel, et environ un sur dix seulement trouve les vêtements ou chaussures connectés utiles. Pas étonnant selon Laure Jouteau, directrice marketing de Cityzen Sciences, qui confirme que le marché est encore réservé à une clientèle de sportifs de haut niveau, avec des prix prohibitifs (300€ pour le tee-shirt Smart Sensing). Néanmoins elle croit comme Olivier Levard au pouvoir de prescription de quelques évangélisateurs : « Si 15% des internautes aujourd’hui sont prêts à tester une technologie, c’est qu’elle possède un potentiel. Si le produit est bon, ces 15% vont ensuite jouer le rôle de prescripteurs », analyse-t-il, en rapprochant ce processus d’adoption de la démarche de Google avec les Google Glass : « Le produit est prêt, mais il est diffusé au compte-goutte et amélioré en permanence pour donner le temps aux évangélisateurs d’inventer des usages. »
Alors, bientôt tous bioniques ? Rien n’est plus certain, puisqu’en parallèle du vêtement, l’implant connecté révolutionne déjà le monde médical, abolissant toute frontière entre le corps et le device. Dans l’essai Nous sommes tous des robots, Olivier Levard évoque ses rencontres avec des scientifiques japonais inventeurs d’implants à la matière « aussi souple qu’une méduse », ou prenant la forme d’un film aussi fin et extensible que du film alimentaire rempli de circuits pour entourer les organes et permettre le monitoring de ceux-ci. « Les inventeurs de ces technologies sont des visionnaires, et non des savants fous », plaide le journaliste, qui admet que ce type de technologie posera forcément à terme la question de l’intégrité physique et des limites posées à la modification du corps humain. « La technologie n’est pas positive ou négative en soi, c’est toujours une question d’usages et d’encadrement, mais on peut craindre que la France se montre de nouveau ultra-conservatrice dans ce domaine, et s’empêche de prendre une place de choix sur le marché de la santé connectée alors qu'elle en a les moyens. »
Tandis qu'Apple a déjà engagé un dialogue sérieux avec la FDA (la Food and Drug Administration, agence américaine des médicaments et produits de santé) pour homologuer des applications de e-santé et se prépare à lancer son carnet de santé virtuel (Healthbook), la France a tout intérêt à prendre le train en marche sur le terrain des objets connectés en général et des textiles et accessoires intelligents en particulier. « Je suis convaincu que nous sommes en plein dans une révolution matérielle et logicielle qui va faire émerger le corps augmenté, cela peut paraître exotique aujourd’hui pour le grand public mais pour moi c’est incontournable », conclut Olivier Levard, l’homme qui prédisait en 2005 le triomphe des réseaux sociaux et l'ère de la mobilité.
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*D’après une étude online pour l’Observatoire Orange-Terrafemina. Benchmark réalisée par le Web Lab de Treize articles, et sondage réalisé par Polling Vox auprès d’un échantillon de 997 personnes, représentatif de la population internaute française âgée de 18 ans et plus.