1979, année branlante, chancelante. Une période de mutation durant laquelle les problématiques et les enjeux contemporains vont émerger et la société américaine prête à craquer va vivre sa dernière parenthèse enchantée. Avant la déflagration des années Reagan, avant le règne des jeunes loups de Wall Street, la tragédie du Sida, la violence du libéralisme sauvage, le terrorisme. C'est cette charnière que le réalisateur Mike Mills (déjà auteur du délicat Beginners) a décidé d'explorer dans 20th Century Women. Un film sensible, d'une mélancolie cotonneuse, qui capture une insouciance à jamais révolue et rend hommage aux femmes, à travers le parcours de trois générations d'héroïnes. Dorothea (Annette Benning), 55 ans, mère célibataire bohème et un peu paumée, Abbie, artiste punk libre et tourmentée et Julie, qui dissimule son insoumission sous son allure de nymphette.
Une brise de nostalgie souffle sur ce film léger comme une bouffée de Salem, vibrant comme un riff de Black Flag. Le genre de coup d'oeil dans le rétro qui permet d'apprécier les avancées en matière de droits des femmes et de frémir face aux menaces qui pèsent sur eux aujourd'hui. Nous avons rencontré son passionnant réalisateur, Mike Mills, pour parler de ces femmes qu'ils aiment tant, de féminisme et de... punk.
Mike Mills : Parce que le film s'inspire de ma vie personnelle. Je voulais parler de ma mère. Du coup, tous mes souvenirs se situent dans les années 70. Ma maman avait la cinquantaine, j'étais un ado. De plus, je suis passionné d'histoire et la manière dont l'histoire nous modèle. En 1979, il y a eu aussi ce fameux discours de Jimmy Carter, qui parle du temps comme un moment de crise. Et j'adore ce discours. Dans les années 80, nous avons basculé dans quelque chose de totalement différent. 1979, c'est la fin de toute une ère, la fin d'une version plus socialiste des Etats-Unis, qui s'est étendue de la fin de la seconde guerre mondiale à 1979. Et elle a commencé à mourir à ce moment-là.
M. M. : Ma mère avait 41 ans lorsqu'elle m'a eu en 1966. A l'époque, c'était très peu commun. Aucun de mes amis n'avait une mère aussi " âgée ". Le personnage d'Abbie a un cancer du col de l'utérus et on lui annonce qu'elle ne peut pas avoir d'enfant, tout comme ma soeur. Je voulais raconter cette histoire. De plus, ma femme était enceinte quand j'ai écrit le scénario de 20th Century Women, donc j'ai été très concentré sur cet aspect-là. J'ai le sentiment que la femme en tant que personne et les droits en matière de sexualité et de procréation et leur histoire aux Etats-Unis sont tellement amalgamés.
M. M. : Oui et non. On ne partage pas trop notre travail ensemble. Elle a lu mon scénario une fois, il y a trois ans. Elle a été très utile en me critiquant non pas sur les personnages féminins, plus pour le personnage d'un père que j'avais écrit. Elle m'a dit : " Ce personnage du père ne fonctionne pas ". Vivre avec une femme forte, une féministe, qui est consciente des enjeux de genre, m'a sûrement aidé à faire ce film. Miranda est coriace, donc si j'avais déconné, elle me l'aurait dit (rires) !
M. M. : Ce n'est pas à moi de le dire en tant qu'homme. C'est aux femmes de le dire. Je pense qu'on peut être un homme allié des féministes. J'appartiens à cette école de pensée. Bien sûr, je suis "pro-féministe" et pour l'empowerment féminin, mais je suis un homme, donc je ne peux pas me déclarer féministe. On m'a dit que mon film était "féministe friendly" et j'espère que c'est le cas. Les femmes sont mes alliées, j'ai grandi entouré de ma mère, ma soeur. J'ai donc l'impression de les comprendre. Et d'ailleurs, j'ai plus d'amies que d'amis. J'espère que mon film est "pro-féministe".
M. M. : Oui ! Et qui plus est des luttes de différentes époques... Ma mère est née dans les années 20, ma soeur dans les années 50. En fait, j'ai le problème inverse : j'ai du mal à écrire des personnages masculins ! Quand j'écris un personnage masculin, les gens me demandent souvent : "Est-il gay ?". Ma vision du monde a été façonnée par ma famille : mon père est gay et je n'ai pas grandi avec un homme hétérosexuel à la maison. C'est une situation assez inhabituelle. Mais c'est intéressant.
M. M. : Derrière une actrice, je recherche avant tout une âme. Pour Dorothea, c'était dur de trouver une actrice qui a la cinquantaine qui est aussi belle au naturel qu'Annette Bening. Elle fait son âge et est sublime. De plus, elle a une très forte personnalité, comme le personnage. Elle est intelligente, authentique, elle ne joue pas de rôle, c'est une femme rebelle et étonnante. Ma mère était comme ça. Pour le personnage d'Abbi, je cherchais une actrice qui soit aussi artiste. Et Greta Gerwig est aussi écrivaine et réalisatrice. C'était donc parfait. Et je savais que Greta écoutait du punk. Je n'aurais pas cru à Emma Stone dans le rôle d'une fille qui écoute du punk !
Quant à Elle Fanning, parfois, on caste des acteurs où l'on sent que ça va coller sans vraiment savoir pourquoi. C'est juste une intuition. Elle est très jolie, blonde, et les gens la résument souvent à ce rôle de "jolie fille". Quand j'étais jeune, ces jolies filles avaient une personnalité plus sombre que leur apparence. Elles étaient perdues, intelligentes et avec cette étrangeté "dark" qu'on n'associe généralement pas à ces "filles mignonnes". Elle Fanning est vraiment comme ça. Elle est étrange, unique, avec beaucoup de profondeur. Elle m'a étonné par son intensité.
M. M. : Il y a un déclin certain aux Etats-Unis. Mais quand on rembobine à la période juste avant Trump, mes plus vieilles amies ont plus de droits qu'avant. Et l'identité de genre en général est tellement moins binaire. On comprend enfin que c'est un spectre. Mes amis transgenre ou lesbiennes sont beaucoup plus acceptés dans l'Amérique, l'Amérique qui n'est pas celle de Trump et qui est très vaste. Je pense que l'époque est plus clémente aujourd'hui que dans les années 70. Enfin... en dehors de Trump ! La révolution sexuelle a surtout bénéficié aux hommes, cela n'a pas terriblement donné confiance aux femmes et cela n'était pas forcément en accord avec la sexualité des femmes ou ce qu'elles voulaient vraiment. Finalement, à l'époque de ma mère, dans les années 20 ou 30, ma mère a essayé d'être pilote pendant la guerre. Bizarrement, la guerre, aux Etats-Unis comme en Europe, a créé ce genre d'opportunités dingues. Même les films de cette époque, les femmes avaient souvent beaucoup plus de pouvoir, un sens de l'humour beaucoup plus subversif que dans les films d'aujourd'hui. C'est intéressant.
M. M. : Oh que oui ! Dans les films, les personnages féminins sont tous reliées aux hommes ou dépendent d'eux. Ou alors le héros est central et la femme mise de côté. Et les quelques femmes un peu complexes sont reléguées aux rôles de "méchantes". Les femmes n'ont pas assez d'espace. Et les femmes scénaristes et réalisatrices ne sont pas assez présentes. Que des hommes blancs, partout ! Je navigue un peu dans le monde artistique, dans le monde de la musique et le milieu du cinéma est le rétrograde, régressif que j'ai pu connaître. Les Oscars, par exemple, sont particulièrement étranges... C'est une bête à part entière, qui fonctionne en circuit fermé. Même Annette Benning n'était pas nominée. J'étais : "Quoi ?!". Et il y a tellement d'autres films formidables qui n'ont aucune nomination...
M. M. : Je ne connaissais pas Sisterhood is Powerful avant d'écrire le film. Et j'adore ces essais. Le fait qu'ils datent de 1970 est obsolète et cela reste très vivant et puissant. Susan Sontag est également très importante pour moi. J'adore son écriture. The Making of Our Bodies, Ourselves est fascinant aussi. Dans les années 70, les gens autopubliaient des livres de leur côté, comme une forme d'intelligence contre le "mainstream". Il y a également cette femme, Donna Haraway, qui travaille sur la biologie et le féminisme et elle m'a beaucoup influencé à l'université.
M. M. : Le film étant inspiré de ma vraie vie, la musique punk a été très importante pour moi. C'était un espace pour être moi-même. En Californie et plus globalement aux Etats-Unis, il y a tant de pop aseptisée qui véhicule des histoires d'amour qui sonnent tellement faux et auxquelles je ne pouvais pas m'identifier. Ces chansons me faisaient déprimer, je me sentais en décalage. Par contre, quand j'ai commencé à écouter du punk, cela m'a ouvert un nouvel horizon. Ce n'était pas seulement la musique, c'était une manière de vivre, une manière de penser et de comprendre les autres. C'est donc une musique fondamentale pour moi. J'adore la musique. J'ai un fils de 5 ans, on s'assoit ensemble et on écoute de la musique. Et il apprend. La musique est pour moi le plus beau des arts... Tellement puissant, tellement magique. Ma mère a été une grande supportrice de la musique punk, même si elle ne la comprenait pas et que pour elle, cela n'était que du bruit.
M. M. : Il y a une chanson qui est dans le film, Under Pressure. Je trouve qu'en 1979, tout le monde avait l'impression que tout était en train de se briser, tout était surchargé. Je trouve que ça correspond bien.
M. M. : J'écoute beaucoup Frank Ocean, notamment l'album "Blonde". La structure de sa musique est extrêmement contemporaine, dans le bon sens du terme.
20th Century Women, un film de Mike Mills
Avec Annette Bening, Greta Gerwig, Elle Fanning, Billy Crudup...
Sortie en salles le 1er mars 2017