Lorsqu'on l'appelle au téléphone ce jour-là, elle est perchée dans un cyprès de Lambert. Elle répondra à nos questions tranquillement nichée au coeur du conifère. Car Karine Marsilly monte aux arbres comme elle respire. Depuis plus de 20 ans, elle exerce le métier d'élagueuse-grimpeuse. Une "femme-écureuil", comme elle s'amuse à se définir. Elle est d'ailleurs l'une des premières à avoir osé mettre un pied dans cette profession jusqu'alors très masculine. En véritable doctoresse des arbres, une délicate scie japonaise à la main, elle examine, pose un diagnostic, soigne, traite, panse, remotive. Avec une obsession : sauver ces êtres sensibles que l'humain a tendance à vouloir dompter, les considérant trop souvent comme des biens de consommation, gênants ou envahissants.
Dans son joyeux carnet de bord Ma vie avec les arbres, Karine Marsilly raconte son expérience d'arboriste émaillée de remarques sexistes, ses aventures au sommet des feuillus, entre boule au ventre et euphorie. Au fil des pages, elle prodigue des conseils pour apprendre à mieux connaître les différentes espèces. Et invite à regarder les arbres avec bienveillance et humilité pour les protéger.
Nous avons échangé avec cette étonnante pionnière, véritable porte-parole du végétal, sur sa vocation et son engagement pour la sauvegarde du vivant.
Karine Marsilly : On parle aujourd'hui d'arboriste-grimpeur plutôt qu'élagueur. Nous sommes en quelque sorte des généralistes de l'arbre. Nous grimpons à chaque extrémité des arbres pour pouvoir amener le meilleur de leur évolution et les garder en bonne santé. C'est un métier passion, qui exige de la rigueur, des efforts physiques. On en apprend tous les jours et c'est un boulot qui nous rend humble par rapport à notre condition humaine.
K.M. : Oui, c'est très souvent le cas. Les clients nous appellent parce qu'il les gêne. Notre rôle est alors de leur expliquer l'importance de leur arbre, de leur raconter comment il fonctionne. Et finalement, ça passionne tout de suite. On se rend compte que depuis notre plus tendre enfance, nous n'avons pas appris grand-chose sur les arbres, à part la photosynthèse... Mais dès qu'on les présente comme des êtres vivants, les clients sont plus réceptifs. Et on peut leur proposer autre chose que ce qu'ils imaginaient au départ. Au final, cela rend l'arbre plus esthétique, plus durable et en meilleure santé.
K.M. : J'étais professeure des écoles, mais je me suis heurtée à un changement de méthode à la fin des années 90. L'arrivée des ordinateurs est devenue prépondérante et les instructions officielles nous demandaient d'éduquer à la compétitivité. Moi, j'étais plutôt favorable à une pédagogie coopérative, ouverte sur l'échange et l'observation. Et j'ai vite compris que cela ne m'irait pas. Je ne voulais pas cautionner ce type d'apprentissage.
Je me suis alors tournée vers ce qui m'intéressait : préserver la nature pour les générations futures et l'intérêt de toutes et tous. J'ai alors intégré l'Institut de l'Espace et du Paysage, de l'Eau et de l'Environnement, puis je me suis spécialisée en taille et soins d'arbres. C'était pour moi un métier qui avait du sens.
K.M. : Lorsque j'ai commencé, j'étais la première femme dans l'école où je me suis inscrite. Il y a 20 ans, c'était très clair : ils ne voulaient pas des femmes ! Une femme, ça n'avait rien à faire dans la forêt : elles n'étaient bonnes qu'à la cuisine et à s'occuper des enfants. Personne ne comprenait pourquoi j'avais changé de voie alors que j'avais la sécurité de l'emploi, que j'avais 4 mois de vacances par an et de la disponibilité pour élever des enfants... (rires)
K.M. : Oui. On me renvoie au fait que physiquement, je vais être complètement "usée". Pendant ma formation, pour me dégoûter, on m'a donné les chantiers les plus techniques et les plus difficiles. Du coup, "grâce" à ce sexisme, je pense avoir eu une très bonne école car cela m'a permis d'arriver en haut !
K.M. : Le côté pédagogique. Beaucoup de mes collègues n'expliquent rien sur les arbres, ils exécutent simplement ce qu'on leur demande de faire. Alors que ce que je trouve passionnant justement, c'est d'apprendre quelque chose aux clients que je rencontre : cela leur permet de changer de regard sur ce qui les entoure, notamment sur les arbres. Et d'arriver à leur expliquer que les arbres sont les centres de choses vitales.
Il y a aussi le fait de travailler à la main, pas à la tronçonneuse, d'être dans le respect. Je ne dérange ni les voisins, ni les animaux, ni les clients, ni... mes oreilles. Je ne me verrais pas intervenir dans un arbre pour le maltraiter. Et j'apprends beaucoup de choses au quotidien en coupant le bois par rapport à sa texture, sa réactivité.
K.M. : D'après mes expériences, j'ai pu observer que les arbres sont capables de sentir notre intention, comme un animal. Quand on s'approche d'un chien, il est soit joyeux, soit méfiant. Les arbres ont les mêmes réactions, ce sont des sensations qu'ils nous retournent. Certains sont très reconnaissants, d'autres dominants, d'autres qui se laissent aller et il faut les remotiver. C'est impressionnant.
K.M. : Oui, j'ai avalé les études scientifiques sur les arbres et je les ai mises en pratique et en observation au quotidien. Je suis toujours à l'école ! Mon jardin était une immense prairie et depuis 22 ans, j'y plante des arbres. J'ai énormément appris sur leur comportement en les regardant pousser. Par exemple, j'ai pu voir qu'on pouvait "éduquer" un arbre quand il est jeune, le frêne par exemple. Après, ils deviennent plus têtus. (rires)
K.M. : Oui, c'est un métier très dangereux car nous n'intervenons pas sur un terrain plan. Nous n'avons pas les deux pieds par terre, mais sur un espace en trois dimensions. Le danger peut venir du manque d'équilibre, mais aussi de tous les obstacles que nous pouvons rencontrer. Si une branche craque par exemple, même si vous êtes attachée à un câble, cela peut faire très mal.
Nous utilisons aussi des outils de coupe : imaginez à quelle vitesse cela peut couper sur notre corps... Et c'est également un métier très fatigant. L'épuisement peut nous amener à nous faire du mal. De nombreux collègues se sont blessés ou sont décédés. L'accident arrive très vite. Même si nous sommes très vigilants et avoir beau tout prévoir, l'imprévisible existe toujours.
K.M. : C'était dans un sapin Douglas, en Allemagne : 68 mètres de hauteur. J'allais chercher des cônes pour planter des forêts.
K.M. : On est dans les bras d'un ami, on est heureux. On a le sourire tout en étant inquiète et concentrée. Et puis, on a vraiment l'impression d'exister pleinement. On est en adéquation avec tout ce qui nous entoure et cela développe nos facultés olfactives, visuelles, auditives. L'arbre développe nos cinq sens.
K.M. : J'adore les cèdres. Peut-être parce qu'ils ont des effluves qui nous soignent, qui font du bien. Et puis le cèdre a un port où il est confortable de se déplacer. Je les trouve beaux. Le cèdre du Liban par exemple, qui devient malheureusement très rare, a une architecture splendide.
K.M. : Je me suis souvent dit : si je ne les défends pas, qui va le faire à ma place ? J'aimerais que les directives ministérielles acceptent enfin de s'ouvrir aux propositions de textes de loi émanant de gens de métier et que l'on puisse instaurer des lois pour protéger les arbres au même rang que les humains. Ils ont eux aussi le droit à être défendus.
K.M. : Le mieux serait déjà de ne pas les couper n'importe comment et n'importe quand. Par exemple, il faut éviter de tailler un arbre en plein hiver. Les arbres dorment en hiver et on leur fait beaucoup de mal en leur infligeant des plaies, cela laisse beaucoup de temps aux parasites pour s'y installer. Il vaut mieux tailler un mois après l'éclosion des premières feuilles.
Il faut se dire aussi que les arbres sont une multitude d'éléments imbriqués les uns dans les autres. Quand un axe meurt, pour que l'arbre n'ait pas de pourriture, il faut observer où cette jonction se fait et couper le plus proprement possible, avec des outils désinfectés- imaginez être opéré avec un bistouri qui a déjà servi à opérer 20 personnes avant !
Et puis il ne faut pas hésiter à planter un arbre, en lui souhaitant longue vie. Planter un arbre, comme disaient les Amérindiens, c'est avoir vécu de manière utile. Dès qu'on redonne la vie, c'est formidable, surtout en cette ère de destruction massive- 43 millions de km2 détruits en 5 ans, c'est abominable. Dès que possible donc, plantons un arbre et de la biodiversité, en favorisant une multitude d'essences !
Ma vie avec les arbres
Un livre de Karine Marsilly
Editions Harper Collins