Près de 100 cordistes et 45 compagnons charpentiers de Paris déploient depuis quelques jours les 25 000 mètres carrés de toile nécessaires pour empaqueter l'Arc de Triomphe. Cette idée gigantesque et insolite, qui sera inaugurée le 18 septembre (et ne durera que 15 jours), ne date pas d'hier. Elle est née dans l'esprit de Jeanne-Claude Denat de Guillebon et Christo Vladimiroff Javacheff, dits Jeanne-Claude et Christo, un couple d'artistes reconnus, en 1961. Il aura donc fallu 60 ans, 14 millions d'euros et une pandémie mondiale, pour que leur projet soit réalisé.
Une oeuvre à titre posthume (elle est décédée en 2009, lui en 2020) qui connaît aujourd'hui un accueil mitigé chez les Parisien·ne·s, à l'image de la tour Eiffel ou du centre Georges Pompidou en leur temps. Au-delà du goût de chacun·e, ce qui marque particulièrement quand on connaît la genèse du projet, c'est la façon dont seul le nom de Christo résonne dans les médias - pour l'Arc de Triomphe, comme pour les multiples installations que le couple a pu faire de son vivant (les Surrounded Islands à Miami en 1983, le Pont-Neuf à Paris en 1985, le Reichstag de Berlin en 1995).
"Pourtant, Christo a toujours mis en avant Jeanne-Claude en présentant leurs oeuvres communes. Et son neveu, Vladimir Yavachev qui pilote le projet, insiste lui aussi pour parler de celle qui a orchestré ces oeuvres monumentales avec son mari", précise Bruno Cordeau, administrateur de l'Arc de Triomphe, dans les colonnes de la revue féministe Nouvelles news.
"L'Arc de triomphe empaqueté commence à prendre vie et se rapproche plus encore de la vision de ce qui a constitué le rêve de toute une vie pour Christo et Jeanne-Claude", insiste ainsi le neveu en question dans un communiqué, preuve que pour ses proches, l'artiste n'a jamais été seul dans sa conception. Une invisibilisation du travail artistique d'une femme qui fait écho à un fléau ancestral.
Car lorsqu'on se penche avec attention sur l'histoire d'amour et d'art qui unit le duo, lorsque l'on fait l'effort de se tourner vers des publications et documentaires spécialisés (à l'instar de Christo & Jeanne-Claude : L'art de cacher, l'art de dévoiler, diffusé ce mercredi 15 septembre sur Arte), certes, son nom à elle est mis au même niveau que son nom à lui. Dans les médias de grande écoute en revanche, le réflexe est souvent à l'oubli. Et à l'invisibilisation.
Alors, racontons. Jeanne-Claude est née à Casablanca le 13 mai 1935. Le même jour, en Bulgarie, vient au monde Christo. Ce n'est que 23 ans plus tard, en 1958, qu'ils se rencontrent lorsque ce dernier, étudiant aux Beaux-Arts de Sofia, vient à Paris faire le portrait de la mère de Jeanne-Claude. La jeune femme est artiste plasticienne. Ils s'installent à New-York en 1964.
Christo empaquette déjà des objets, mais c'est Jeanne-Claude qui lui insufflera l'inspiration de passer à la vitesse supérieure, en s'attaquant à de colossaux monuments. C'est même elle qui, rapporte Nouvelles news, aura l'idée de teinter de fuchsia les toiles des îles de Miami, rendant l'oeuvre visible depuis la mer, les airs... Et accroissant sans aucun doute sa notoriété. Seulement là encore, le sexisme systémique a frappé.
"A aucun moment cependant, les journalistes n'ont mentionné que cette idée venait d'une femme", écrit Artspaper. En effet, c'est dans l'esprit de Jeanne-Claude que l'idée a germé en 1980. Parce qu'à l'époque ils essayaient d'avoir un permis, ils ont préféré omettre ce détail pour le cacher à la presse. Dans le cas contraire, ils auraient pu malheureusement ne pas l'obtenir". Quarante et un ans plus tard, tâchons de ne pas perpétuer l'injustice.