Société
#JeSuisProf : "Nous mettons des sparadraps sur des hémorragies tous les jours"
Publié le 21 octobre 2020 à 16:06
Par Louise Col
Suite à l'assassinat barbare de Samuel Paty à Conflans, Anne T., prof d'Histoire-géo dans un lycée de Libourne, en Gironde, nous raconte l'onde de choc et les difficultés rencontrées par les enseignants aujourd'hui.
Hommage à Samuel Paty à Strasbourg Hommage à Samuel Paty à Strasbourg© Abaca/Nicolas Roses
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Anne* venait de ranger son cartable. Enfin en vacances. C'est là qu'elle a appris l'inimaginable. L'un de ses collègues de région parisienne, un prof d'Histoire, venait d'être décapité à quelques rues de son établissement scolaire, à Conflans-Sainte-Honorine. Samuel Paty avait lui aussi plié son sac, il partait lui aussi pour deux semaines de vacances bien méritées. Mais la mort l'attendait à la sortie du collège du Bois d'Aulne.

Cette tragédie, cette horreur, Anne l'a prise de plein fouet. Et depuis, tant de questions tournent dans sa tête et dans les discussions Whatsapp avec ses collègues. Depuis 15 ans, elle prend sa mission d'enseignement des valeurs républicaines à bras le corps. Elle transmet avec passion, elle forme et surtout elle espère. Que ses cours fassent leur chemin, qu'ils soient assimilés, qu'ils servent. Mais sa vocation se heurte de plus en plus souvent à des dysfonctionnements. Comme tant de "hussards noirs de la République", Anne appelle à un sursaut. Comment faire pour que l'innommable ne puisse se reproduire ? Comment protéger l'école et lui permettre de remplir son rôle fondamental sans entrave ? Elle témoigne.

"Lorsque j'ai appris l'assassinat de Samuel Paty, j'ai ressenti un choc, de l'incrédulité. Vivant en France, un pays où le sentiment de sécurité est important, et étant enseignante, on a peine à imaginer que l'on puisse perdre la vie de manière aussi violente dans la rue, en sortant du travail après avoir fait son travail en conscience et correctement. Et en même temps, je l'ai vécu comme quelque chose de presque "attendu". Parce qu'en tant enseignant·e·s en France, nous voyons bien qu'il existe des problèmes profonds dans la société : ils se reflètent dans la micro-société qu'est l'école.


Ce travail sur l'enseignement de la liberté d'expression, je le faisais aussi. Il est encadré par deux éléments qui sont fondamentaux dans notre métier : l'explication par les textes de loi de ce que signifie la liberté d'expression en France et quelles en sont les limites dans l'Etat français. Ce qui me permettait d'aborder de quelle manière la liberté d'expression est vécue, censurée, parfois limitée ou supprimée dans le monde.

Surtout au collège, il convient de l'étudier à travers des cas concrets, des "études de cas". Il était tout à fait cohérent d'utiliser les caricatures de Charlie Hebdo pour témoigner de ce qu'est la liberté de la presse, la liberté d'expression et la liberté de conscience en France. On peut multiplier les supports en présentant des caricatures du Pape, du président, de Dieu, des dessins du Canard enchaîné, parler des Guignols de l'info, la chanson Nique la police de NTM ou Gainsbourg et sa Marseillaise, du film Amen... Il s'agit de montrer que cette liberté d'expression peut constituer un contre-pouvoir, permet de questionner les puissants, constitue un esprit critique vis-à-vis du pouvoir et lui témoigner qu'il n'est pas omnipotent.

"Premiers témoins des dysfonctionnements profonds de la société"

Aujourd'hui, après ce drame, je ne vois en aucun cas un échec du corps enseignant. C'est plutôt un constat d'une dégradation globale de ce qui devrait être nos succès de l'école de la République. Nous, les profs, sommes les premiers témoins de ces dysfonctionnements extrêmement profonds de la société. Nous nous en alarmons, nous alertons. Mais nous sommes entendus dans une mesure tout à fait insuffisante.

L'école seule ne peut pas régler des problèmes profonds sociétaux, qui soient liés à des difficultés d'inégalités économiques, d'intégration de population récemment arrivées sur le territoire et qui découvrent le fonctionnement de la loi française et les valeurs défendues par la République française. Proposer de grandes réflexions sur la laïcité ne donne pas forcément les outils appropriés pour pouvoir régler des questions de terrain.

#JeSuisProf © Adobe Stock

Est-ce que je me sens impuissante ? Je pense que tout enfant est un être en devenir, donc je ne pourrais pas faire ce métier en considérant que certains enfants sont perdus. Que l'on ait 6 ans, 10 ou 17 ans, on a tout à accomplir dans la vie et on peut changer mille fois sa manière de penser quand on est au contact des bonnes personnes, des bons arguments.

La difficulté à laquelle nous sommes confronté·e·s, c'est la question de la co-éducation, qui doit se mettre en place entre l'école : les enseignants d'un côté, les parents et la société de l'autre. Lorsque le discours- nécessaire- proposé par l'école est un discours alternatif par rapport à ce que les enfants entendent à la maison, cela crée des tensions. Les difficultés se posent d'autant plus lorsqu'il y a des discours antagonistes entre ce que les enfants entendent chez eux parfois ou dans leur environnement proche et le discours déployé à l'école.

Personnellement, j'ai la chance de ne pas être confrontée à des élèves et parents où je ressens des blocages en termes de compréhension ou de communication. Mais je comprends tout à fait que certains collègues dans certains établissements puissent ressentir de la peur après cet attentat. Surtout s'ils ont déjà été confrontés à des problèmes similaires à Samuel Paty à Conflans, ce qui est le cas au regard des nombreuses plaintes et signalements qui sont déjà déposés.

Je pense qu'il faut leur affirmer du soutien. Il y a une attente dans certains établissements d'une réponse ferme et claire de l'Etat en termes de confiance accordée aux enseignants dans leur mission. Cela passe par une reconnaissance de notre travail et une reconnaissance des dysfonctionnements rencontrés par l'école et dont on vient d'avoir un exemple pour le moins éclatant. Il faut comprendre que les enseignants travaillent d'arrache-pied pour mettre des sparadraps sur des hémorragies tous les jours. Quand on parle des enseignants comme des "hussards de la République", c'est bien le cas pour certain·e·s, je pense. Et elles et ils ne désarment pas.

Comme disait Victor Hugo, "Pour fermer des prisons, il faut ouvrir des écoles". Chacun d'entre nous le ressent. Sauf qu'on se retrouve dans une situation où les prisons sont pleines et l'école peine à les vider. Cette réponse-là ne peut pas venir des seul·e·s enseignant·e·s. Il faut une réponse étatique et gouvernementale claire. Et la plus grande fermeté envers les personnes qui attaquent l'école républicaine, que ce soit sur les réseaux sociaux, que ce soit les familles, que ce soit les élèves.

Elèves dans un lycée © Adobe Stock

Les mesures que j'attends ? Je pense que le rapport de l'enseignant à l'enfant est essentiel et qu'il est beaucoup moins dégradé que ce qu'on imagine. Et ce rapport-là doit être privilégié avant toute chose avec des temps de débats, pour libérer la parole. Et cela permettrait aussi de pouvoir repérer des enfants qui ne comprennent pas ou n'adhèrent à ces valeurs fondamentales qu'on essaie de leur faire comprendre et de leur transmettre. Il faudrait leur montrer l'intérêt pour eux, pour les familles, pour la Nation française dans son ensemble, d'adhérer collectivement à ces principes protecteurs.

On pourrait aussi faciliter aussi pour les enseignants de repérer les enfants qui ne comprennent ou n'adhèrent pas au projet de société qui leur est présenté. Le cas échéant, il faudrait que les signalements d'enseignants soient entendus avec la plus grande vigilance et la plus grande rapidité. Et qu'un travail de médiation soit mis en place auprès des familles dont on constate que leurs enfants entendent un discours alternatif. C'est le rôle de l'école républicaine de protéger l'ensemble des citoyen·ne·s, y compris celles et ceux qui sont dans une posture de fragilité parce qu'ils sont tombés dans une forme de communautarisme.

Je pense qu'il faut aussi une surveillance extrêmement renforcée des réseaux sociaux qui sont aujourd'hui un réseau d'informations et d'instruction pour de nombreux enfants et leur famille et ce malgré le travail de l'école. C'est un canal très dangereux qui doit être surveillé, encore une fois dans le cadre de la liberté d'expression. La liberté d'expression est encadrée et notamment sur la question de la diffamation, sur l'apologie du terrorisme, l'appel à la violence. Il faudrait peut-être le rappeler avec une réponse pénale plus forte.

"L'ingérence de plus en plus massive des parents"

Dans ce qui a changé et devient vraiment inquiétant, c'est l'ingérence de plus en plus massive des parents dans les contenus d'enseignement et notamment sur la question de la laïcité, toutes religions confondues.

Dans le cas de Samuel Patty, il semblerait qu'il ait, par délicatesse et par respect, proposé aux élèves musulmans de détourner les yeux afin que ceux-ci ne soient pas choqués. Cela pose la question de la laïcité. Quand on étudie les croisades, on ne propose pas aux élèves catholiques de se boucher les oreilles. Le problème est tellement ancré que même l'enseignant considère que montrer quelque chose est une forme d'irrespect.

Un de mes collègues qui enseigne dans un collège privé sous contrat d'association avec l'Etat (et donc tenu à la laïcité et aux programmes officiels dans ses contenus d'enseignement) m'a raconté une histoire hallucinante et symptomatique : une catéchiste de son établissement avait accusé une professeure d'Histoire de mentir sur la question de la théorie de l'évolution et de la préhistoire. Cela avait été signalé au Rectorat de Bordeaux par les enseignants et le rectorat reste muet. Ces mouvements d'intégrisme catholique se développent clairement et au grand jour dans l'enseignement privé sous contrat. A l'heure actuelle, le seul intégrisme religieux qui tue, c'est l'islamisme. Mais ça ne veut pas dire que cela soit le seul qui fait du mal...

Aujourd'hui, l'Etat est en situation de grande responsabilité. L'école doit rester un sanctuaire, un havre de laïcité, de valeurs républicaines, de bienveillance, de respect. Et pour que cela se produise, il faut que soient traités en amont des problèmes sociétaux qui se dégradent depuis une vingtaine d'années. Sans ces changements dans la société, l'école restera malheureusement impuissante."

*Le prénom a été changé

 

Mots clés
Société education News essentielles Femmes engagées témoignage enfants
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