Qui avait dit que les hommes ne savaient pas coudre ? Alors que confinements et couvre-feux ont boosté le marché, nombreuses sont les voix masculines à vanter les mérites de cette activité solitaire. Comme une sorte d'échappatoire par l'activité manuelle et créative. Mais pas seulement.
Car un mec qui coud est aussi une réponse cinglante aux stéréotypes de genre les plus archaïques. Malgré les noms prestigieux des grands couturiers - hommes - rares sont les campagnes de publicité à inciter ces messieurs à sortir les aiguilles ou la machine à coudre. Un comble. Mais malgré cela, les mentalités semblent évoluer.
Au fil de l'eau. Pensez donc, même le jeune Lucas, plus connu sous le nom de Squeezie, s'essaie à l'exercice sur YouTube, réjouissant ainsi ses quinze millions de followers. Une curiosité qui plaît et fédère, comme le démontre l'abondance de vues et de commentaires enthousiastes suscitées par cette expérience enrichissante.
De même, des plateformes diverses comme Instagram et Reddit sont recouvertes depuis plusieurs mois de portfolios et selfies divers immortalisant ce pied de nez aux préjugés ordinaires. Et ça fait du bien.
Dans le genre un peu plus prestigieux (mais si peu), le comédien, cinéaste, producteur et amateur de cafés George Clooney a lui aussi vanté les mérites de la couture. On ne pourrait rêver meilleure promo. "Je couds beaucoup, les vêtements de mes enfants par exemple, ou encore la robe de ma femme qui s'est déchirée à plusieurs reprises. J'ai été célibataire pendant longtemps et je n'avais pas d'argent, alors j'ai appris à réparer les choses", nous explique-t-il du côté du magazine AARP. Apprendre à réparer est l'une des raisons de cette mode attrayante.
C'est d'ailleurs ce sur quoi insiste The Guardian. Les hommes qui se décident à coudre forment une communauté : les "sewing bros" - ou frères de couture. Jolies bromances que ces gars liés par leurs fils. Pour beaucoup d'entre eux, le déclic a eu lieu en plein confinement, pour plusieurs raisons : l'ennui, la quête d'occupations post-taf, le besoin de contrer l'inquiétude, mais aussi le regain du fait-main... On coud comme l'on s'initie à la confection de pain maison : par souci d'enrichir ses aptitudes, de créer par soi-même.
D'aucuns associent même cette manie de la couture au bricolage. Idéal pour casser les clichés avec ironie. C'est d'ailleurs ce que s'exerce à faire le blog spécialisé So Sew Easy - la couture si fastoche. "La vérité est que la mécanique de la couture n'est pas tellement différente de la menuiserie, car c'est aussi une question de mesure, de coupe et de construction. Bref, la couture c'est aussi pour vous les gars, et devrais-je dire: Bienvenue au club !", s'y amuse-t-on. Signe de cette curiosité, 6 à 8% des lecteurs du blog sont des hommes.
Mais il n'y a pas que sur les blogs lifestyle que ces messieurs s'emballent grave. Depuis le mois de mars 2020, date du premier confinement, les ventes de machines à coudre en Grande-Bretagne auraient explosé de 127% du côté de la marque de renom John Lewis, nous apprend le Guardian. On imagine, au vu de ce très beau score, que la testostérone n'en est pas exclue. Les recherches incluant les mots "machine à coudre" auraient même augmenté de 400% aux États-Unis depuis le début de la pandémie, ajoute le magazine Esquire.
Des chiffres qui s'envisagent aisément si l'on jette un oeil sur les réseaux sociaux où les couturiers en herbe partagent leurs créations. Via le hashtag #mansewing sur Instagram et ses plus de neuf mille résultats par exemple, ou sur des threads bien spécifiques du forum Reddit, comme le bien nommé "r / sewing". 260 000 internautes anonyme s'y rejoindraient régulièrement. Excusez du peu. "Chaque jour je vois beaucoup de nouveaux couturiers comme moi apparaître sur le subreddit", assure l'un de ses récents membres à la revue Esquire.
Vingtenaire du Colorado, cet adepte explique le pourquoi de ce passe-temps : le fait qu'il ne puisse pas se permettre d'acheter "chez Gucci et APC", bien sûr, mais aussi l'attrait "magique" des créations textiles qui se constituent sous ses yeux, à la force de ses doigts. "Quand vous commencez à coudre, en passant de six à huit heures sur une même pièce, vous réalisez la valeur de vos vêtements", affirme le jeune homme. Prendre le temps, comme pour fustiger l'industrie du fast-fashion, qui produit beaucoup, vite, et sans se soucier de la moindre éthique.
Un "frère de couture" serait-il un militant malgré lui ? Peut-être. Interrogés par Esquire, certains d'entre eux dénoncent volontiers les revers peu reluisants des vêtements bon marché - exploitation, sous-traitance, esclavagisme moderne. C'est par exemple le cas d'un couturier amateur, bibliothécaire de 32 ans originaire de Toulouse, qui explique au journal américain avoir voulu réagir "à un processus de couture industrialisé, indissociable de l'exploitation des autres et de notre planète".
Et si coudre, c'était déjà s'engager ? La question mérite d'être posée. D'autant plus quand cette activité minutieuse et ludique suscite moqueries et jugements. Beaucoup ? Plus tant que ça, à en croire notre Toulousain enthousiaste, qui précise que "trois de [ses] amis ont exprimé leur volonté d'avoir des séances d'entraînement avec [lui]" sitôt ses premiers ouvrages présentés en public. Une fraternité saine. Mais pas que. "La couture a été très bénéfique pour ma santé mentale", poursuit le bibliothécaire. Normal : en pleine pandémie mondiale, s'occuper les mains, c'est déjà s'occuper l'esprit.
Et inciter autrui à l'élargir - son esprit. C'est ce que nous explique un grand amoureux du point de croix l'espace d'une tribune sur le Huffington Post. "Mes deux filles ont commencé le point de croix à cause des pièces que j'ai créées. Il est satisfaisant de se rendre compte que pour elles, ce n'est pas une activité genrée. Elles ne le voient pas comme quelque chose que font les hommes ou les femmes. Les rôles et les attentes liés au genre sont des choses importantes dont nous devons parler à nos enfants", explique le papa. Coudre pour mieux éduquer.
Et le blogueur de poursuivre, comme apaisé : "Ce que mes filles voient, c'est que leur père sourit (et jure parfois) alors qu'il travaille sur quelque chose qui le rend heureux. Plus que tout, toute cette expérience m'a donné confiance pour essayer de nouvelles choses. Peut-être que j'apprendrai à danser à l'avenir. Quelle que soit la prochaine étape, je me sens bien mieux équipé pour déboulonner mes anciens préjugés sur la masculinité".
Et si on cousait ?