Éric Macé : Ces réponses sont le produit et le reflet de deux choses. Tout d'abord, chez de très jeunes enfants, elles sont le reflet d'un apprentissage précoce de la différence de genre comme une différence fondamentale pour identifier et situer les êtres, et comme un marqueur de rôles sociaux eux-mêmes différenciés. Cependant, si les enfants savent reconnaître les différences de genre et savent que c'est une opération qu'il leur faut faire, ils ne savent pas que ces différences sont aussi une hiérarchisation stéréotypée héritée du patriarcat et qui conduit à reproduire les inégalités sociales de genre. Le problème ici vient de ce que ce sont des adultes - parents, éducateurs et enseignants - qui non seulement participent « spontanément » à la reproduction et à la transmission de ces stéréotypes mais surtout les légitiment en n'en faisant pas la matière d'une pédagogie antisexiste.
E.M. : Nous vivons dans un monde paradoxal. D'un côté les victoires en droit du féminisme et les valeurs de singularité des personnes nous font défendre le principe d'égalité entre les individus et nous rendent insupportables les inégalités sociales de genre et les discriminations sexistes. D'un autre côté nous continuons de penser que la différence de genre est fondée sur la différence de sexe et que ces différences sont des traits de personnalité. Or les sciences sociales savent bien montrer que l'une des principales explications de la persistance des inégalités sociales de genre est bel et bien la persistance d'une socialisation différenciée fondée sur la croyance erronée de la naturalité des genres : elle légitime cette culture de la différence sans plus être capable de faire le lien entre cette différentiation et les inégalités.
Les réponses de ces enfants sont donc le produit de notre incapacité collective et politique à établir un rapport entre les différences de genre telles qu'elles sont spontanément pratiquées par les adultes - continuellement alimentées par une grande part des productions culturelles - avec les inégalités sociales de genre telles qu'elles s'observent à la fois dans le domaine domestique et professionnel.
E.M. : En la matière, tout le monde est responsable : les parents, l'école, les média-cultures, la publicité et les producteurs de littérature et de jouets pour enfants. Des actions peuvent être menées auprès de chacun de ces acteurs afin de les conduire à une interprétation critique de leurs pratiques et/ou de leurs représentations en en montrant les dimensions sexistes et hétérosexistes. C'est pourquoi la formation des enseignants, celle des médecins, des psychologues et des éducateurs, ainsi que la critique des médias va dans le sens d'une meilleure adéquation entre nos valeurs égalitaristes et nos pratiques.
Concernant les enfants, il faut prendre en compte le fait que l'identification de genre est bien une donnée de l'intégration sociale et c'est pourquoi ils y accordent autant d'importance. Il faut garder également en tête que les normes de genre qui permettent aujourd'hui cette intégration sociale sont des normes qui excluent autant qu'elles intègrent : c'est le cas notamment de tous les enfants et les adolescents (et ils sont nombreux), qui savent qu'ils ne sont pas à l'aise avec ces normes (filles masculines, garçons féminins, émois homo, identifications trans, etc.) et font très tôt l'apprentissage d'une « police de genre » qui peut être cruelle dans le rappel à l'ordre des genres (cf. le film de Céline Sciamma, « Tomboy »). Il est donc de la responsabilité pédagogique - et en premier lieu des enseignants - de faire des identités de genre et des stéréotypes de genre un matériau éducatif, sinon la mixité n'est que le lieu de la reproduction des stéréotypes. L’objectif est d’apprendre aux enfants que les identifications de genre peuvent être plus nombreuses que deux et que les différences entre ces genres ne doivent être ni considérées comme des hiérarchies ni associées à des rôles sociaux. Et ceci tout au long de la scolarité afin de réduire les « murs de verre » qui conduisent « spontanément » les filles vers des orientations scolaires et des filières professionnelles moins prestigieuses et moins rémunératrices et qui les conduisent « spontanément » à anticiper sur le cumul travail domestique et parental/travail professionnel qu'elles pensent devoir assumer.
E.M. : Le fait nouveau est que ce sexisme ordinaire provient explicitement d'une institution scolaire qui a longtemps pensé que son modèle universaliste la protégeait des discriminations et des préjugés et qui découvre non seulement qu'elle coproduit ce contre quoi elle est censée lutter mais en plus qu'elle ne dispose pas des outils pédagogiques ordinaires pour en faire un point d'appui éducatif et de transmission de connaissance. Ce, alors que de nombreuses entreprises sont engagées explicitement (avec diverses fortunes) sur ces questions et que de nombreux parents sont de plus en plus attentifs à ces questions : l'école qui se voulait à l'avant-garde de la socialisation se découvre ici retardataire.
*Éric Macé est sociologue, directeur adjoint du centre Emile Durkheim. En 2010, il a participé à l’enquête « Les pères dans la publicité. Une analyse des stéréotypes à l’œuvre », téléchargeable au format pdf.
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