Lorsque nous l'appelons ce matin-là, Gladys Samba tourne en rond. La crise sanitaire paralyse Brazzaville, la capitale de la République du Congo, rendant impossible tout concert. "C'est le chaos", soupire l'artiste. Mais elle tient, peaufine le futur spectacle prévu au printemps 2021, impatiente de livrer son nouveau projet né d'une "urgence" : révéler au monde le matrimoine culturel congolais et donner de la voix pour la femme africaine.
Elevée par son père après la mort de sa mère alors qu'elle n'avait que 6 ans, c'est par la voix paternelle qu'elle a découvert les berceuses de son pays. "Mon père faisait tout à la maison. Il nous montrait comment nous préparer, laver les habits, faire la cuisine, il nous chantait des chansons pour nous endormir. Tout ce qui est traditionnellement dévolu aux femmes ici."
Après la mort de son papa-poule à ses 16 ans, Gladys travaille dans les champs de manioc et vend du foufou au marché pour financer ses études. Le tout chantant dans une chorale. Farouchement indépendante et déterminée, elle décrochera successivement un diplôme en secrétariat, puis le concours des Beaux-Arts de Brazzaville. Et gardera toujours en tête ces douces comptines transmises par son papa. Un héritage que la chanteuse-percussionniste a chéri tout en se rendant à l'évidence : ces joyaux du matrimoine périclitent.
"Les jeunes mères ne chantent plus les berceuses à leurs enfants. On ne chante plus que les trucs qu'on entend à la télé, des tubes de musique urbaine", regrette Gladys Samba. "J'avais envie de valoriser cette culture en voie de disparition."
Gladys prend sa mission à bras le corps : elle réunit son groupe 100% féminin, Les Mamans du Congo, créé en 2018, et ensemble, les cinq musiciennes décident de réhabiliter ces berceuses oubliées. Des mélopées ancestrales de l'ancien royaume du Kongo qui racontent le quotidien de la femme congolaise, sa place à prendre au sein d'une société encore très patriarcale. "Notre objectif, c'est de mettre la femme au centre et de transmettre les valeurs de nos mamans, qui étaient des femmes super battantes. Elles s'occupaient des enfants, mais avaient aussi un temps pour aller travailler, récolter et vendre sur les marchés pour avoir un peu de sous. On veut ramener leur énergie sur scène pour montrer que notre tradition est extraordinaire."
Le groupe va s'amuser à rythmer ses choeurs entêtants avec des instruments DY dénichés à la maison, comme autant d'armes de résistance ironiques à brandir à la face des machos. "L'inspiration, je la trouve dans ma vie quotidienne, avant d'aller aux répétitions par exemple. C'est comme ça que j'ai eu l'idée de me servir d'assiettes, de fourchettes, de cuillères ou de couteaux."
Et pour dépoussiérer et donner un éclat moderne à ces perles du matrimoine, les Mamans ont choisi de s'associer au producteur français Rrobin, beatmaker hip-hop et house. "Les gens disaient que nous ne chantions que de vieilles chansons du village... Parce qu'aujourd'hui, les enfants écoutent du rap, du R'nB, de la soul. C'est là qu'on s'était dit que ça serait bien de mixer nos berceuses avec de la musique plus contemporaine."
Cette fusion des genres se révèle réjouissante. Les berceuses oniriques chantées en lari se parent de beats électro, les légendes contées au bord du fleuve Congo (Ngaminke) naviguent sur des nappes synthétiques, le récit de l'exode rural (Bordel de rap) est scandé comme une invitation à danser. Au coeur de ce mariage inédit, des chansons militantes dans lesquelles Gladys balance son flow percutant.
"Dans la chanson Boum par exemple, on évoque l'influence des belles-mères sur les belles-filles et leur tendance à les traiter comme des esclaves : 'Va laver les assiettes, va ranger les habits, mets la marmite au feu', nous disent-elles. Les Mamans du Congo dénoncent ces pratiques."
Car derrière le projet de revalorisation musicale, ces Mamans afroféministes veulent éveiller les consciences, appeler à l'émancipation de la femme africaine, l'exhorter à sortir de son rôle traditionnellement cantonné à la maison et aux tâches domestiques. "Une femme africaine moderne doit travailler, faire ce que les hommes font. Car on peut tout faire ! Pas mal d'hommes n'aiment pas voir leur femme partir au boulot, même encore aujourd'hui. Nous nous battons pour faire changer les choses. La place de la femme n'est pas simplement à la cuisine", cingle Gladys Samba, qui a d'ailleurs créé l'Association Femme du foyer (AFF) pour encourager à l'autonomie financière et la création d'entreprise.
L'artiste engagée se réjouit : sa musique, à la fois féministe et gardienne des traditions, trouve maintenant un écho. Et ses messages militants se déploient dans la rue comme dans les foyers. "Ça cartonne quand on les chante ici maintenant. Les enfants sont ravis, les grandes personnes aussi. J'entends de plus en plus de femmes chanter ces chansons." Mission accomplie.
Les Mamans du Congo & Rrobin
(Jarring Effects Label/L'autre distribution/Believe)
Sortie de l'album 13 novembre 2020.