Devenir agente de sécurité ? L'idée n'avait pas effleuré Harmony Delacour jusqu'à récemment. La jeune femme de 33 ans était aide-soignante dans les services psychiatriques de haute sécurité et dans un centre de rééducation. Un métier qu'elle a exercé pendant dix ans dans ces secteurs "assez durs, avec des personnes parfois violentes". Au quotidien, elle a côtoyé des grands brûlés, des paraplégiques, des amputés, mais aussi des patients du milieu carcéral. "En tant qu'aide-soignante, on est formé à l'assistance à la personne, mais pas pour gérer psychologiquement et physiquement des personnes qui peuvent être dangereuses ou qui pètent les plombs."
Harmony Delacour cultive le calme, la patience, la confiance. Jusqu'à l'agression de trop. "Verbalement, j'en ai pris plein mon grade. Quand on voit un de ses collègues se faire casser le bras ou le poignet, à un moment, on se dit qu'il faudrait changer de voie." Le ras-le-bol guette, Harmony a envie de bifurquer. Elle reprend alors ses études en 2016. Et l'idée de devenir agente de sécurité germe. Elle a travaillé à leurs côtés et s'y voit bien. Après tout, elle a appris à gérer le stress, à juguler les tensions. Alors elle se lance.
Elle intègre l'Afpa (Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes), le plus gros organisme de formation de France, pour se reconvertir. "Beaucoup de mes amis m'ont encouragée, m'ont dit que j'avais une autorité naturelle, que je savais parler aux gens et réagir en cas d'urgence." Sa famille, elle, est plus réservée. "Mon mari et ma maman ont pris peur quand ils ont vu le contenu de la formation, comme l'habilitation au risque terroriste ou à la prise d'otage. C'est vrai qu'on est les premières cibles. Mais je risquais la même chose en tant qu'aide-soignante sans être formée."
Dès la première semaine de cours, Harmony est élue cheffe d'équipe durant les mises en situation. "Il y avait quelques femmes, on a pu faire des cours de self-défense ensemble, même si je préférais travailler les interpellations avec des hommes car c'est ce qu'on va le plus croiser dans notre travail." Etre une femme dans ce métier particulièrement masculin ? Un atout selon elle. "L'objectif n'est pas de devenir une machine de guerre. Les hommes ont tendance à être plus frontaux. Moi, je ne peux pas affronter un mec de 2 mètres et de 125 kilos de muscles. Mon but est d'être plus rapide : quand on maîtrise bien sa vitesse d'intervention, il n'y a pas de soucis à neutraliser quelqu'un, même s'il est plus fort. Et c'est là-dessus que les femmes sont plus habiles que les hommes", souligne-t-elle.
"Et on joue aussi sur la psychologie. Il faut savoir parler avec la personne si elle est consciente. Mon expérience d'aide-soignante peut jouer sur ce terrain."
Pascale Gérard, directrice Innovation Sociale et Avenir Professionnel à l'Afpa, applaudit la "niaque" d'Harmony. "Elle a une vision très intéressante et complexe du métier, loin de l'aspect 'bourrin' qu'on lui associe. Elle fait bouger les lignes."
C'est sans doute pour cette capacité à bousculer les stéréotypes que l'ancienne aide-soignante fait partie des lauréates de la première édition des trophées Afpa Métiers pour Elles, concours destiné à valoriser les femmes qui ont osé choisir une formation dans un métier qui accueille moins de 30 % de femmes, dans des secteurs qui pourtant recrutent. Car le marché du travail reste encore aujourd'hui profondément genré : plus de la moitié des emplois occupés par les femmes reste concentrée dans le service, l'éducation et le social (selon l'étude annuelle réalisée par l'Afpa pour le compte du ministère du Travail sur la mixité).
"Les représentations très sexuées des professions continuent à être véhiculées par les familles, par la pub, parfois même par des formateurs professionnels du type : 'Ce métier n'est pas fait pour une fille'. Il y a encore tant de clichés...", regrette Pascale Gérard.
Cette vision cloisonnée "femmes-hommes", Denitsa Hristova la balaie d'un revers de la main. "Dans ma famille, on est très métier manuel. Mon grand-père était plombier, mon père est ingénieur électricien et moi, je traînais avec eux, ça me faisait rêver", se rappelle la jeune Bulgare dans son joli français chantant. Après des études d'ingénieure dans le transport, elle a débarqué en France "pour suivre mon copain", bulgare lui aussi. "Je ne parlais pas du tout le français, ça me faisait peur". Sur place, elle apprend la langue et peaufine son projet professionnel. Et décide tout naturellement de devenir mécanicienne, comme pour perpétuer l'héritage familial. "Mon père était content. Mon copain, beaucoup moins. Il était jaloux de me voir dans un garage, entourée d'hommes. Mais moi, je sais ce que je veux, je suis responsable et je sais où je vais. Finalement... je l'ai quitté !", sourit-elle.
Après un premier boulot dans un petit garage, elle s'inscrit à l'Afpa pour se spécialiser : elle rêve de devenir technicienne électromécanicienne automobile. Sa présence dans cet univers de mecs étonne. "Au début, mes collègues pensaient même que je m'étais trompée de formation ! Mais lorsque j'ai montré mes compétences et mon savoir-faire, ils ont vu qu'une femme pouvait bien faire aussi."
Les mains dans le cambouis et les moteurs, Denitsa Hristova oublie les aléas du métier : le froid, la saleté, les outils qui tranchent. "Un petit manque d'attention peut être fatal. Mais quand on aime son métier, on oublie tout ça." Son plus grand bonheur ?" Que la voiture qui arrive en panne redémarre, que la pièce remplacée fonctionne."
Sa finesse d'analyse et ses capacités d'observation paient : la jeune femme, elle aussi lauréate des trophées Afpa Métiers pour Elles, a déjà deux propositions d'embauche. Sa passion, elle la transmet aussi sur ses comptes Instagram et TikTok, sur lesquels elle poste les photos de ses différentes interventions, comme pour déboulonner les idées reçues. "Une boîte de vitesse pèse entre 60 et 80 kg : autant vous dire qu'avant, pour changer un embrayage, c'était compliqué. Mais aujourd'hui, les technologies ont évolué. Ce n'est plus un travail physique, mais technique."
Pascale Gérard confirme. L'entrée des femmes dans ces secteurs dits masculins bénéficient à tous. "Les conditions de travail s'améliorent avec l'intégration des femmes dans certains secteurs. Dans la logistique par exemple : il y avait plein de troubles musculaires squelettiques tellement c'était pénible et trop lourd. Avec l'arrivée des femmes, on a fabriqué de nouveaux outils qui peuvent se piloter avec un petit doigt", souligne la directrice Innovation Sociale et Avenir Professionnel de l'Afpa.
Marine Montin, elle non plus, n'a jamais eu peur des grosses machines. Et encore moins des clichés. A 26 ans, cette ancienne animatrice pour enfants dans le Grand Est a choisi de devenir routière. Après un licenciement économique, elle a mûri sa reconversion. "J'habite à la campagne, j'aime monter dans des engins de type lourds. Je me suis dit qu'il fallait que je me lance." Ni une, ni deux, elle passe ses différents permis, puis entame une formation où elle apprend "les règlements des transports, à bâcher et débâcher un camion, des manoeuvres comme des marche-arrières avec des plots sur le parcours..."
Depuis, la jeune femme de 31 ans a accepté un poste dans une entreprise familiale où elle a droit à son camion attitré. Tous les jours, elle embarque un casse-croûte et son thermos de café dans la cabine et trace la route, tout en se réjouissant de "pouvoir changer de bureau tous les jours, voir du monde, des paysages."
"Ces femmes-là ont fait bouger les lignes dans leur groupe-classe, aux yeux du formateur, chez les employeurs, mais aussi dans la répartition des tâches à la maison. Elles vont faire un stage à 100 km de chez elles et du coup, les maris prennent le relais", s'enthousiasme Pascale Gérard.
"Les gens sont toujours un peu étonnés quand je leur dis que je suis routière", confie Marine. "Mais les mentalités changent. Avant, il n'y avait quasiment que les hommes qui avaient le permis et les femmes restaient à la maison pour garder les enfants." Pour le moment, la toute nouvelle camionneuse n'a pas encore "découché", ses trajets- elle transporte des céréales- se limitant à une journée maximum. Mais dormir dans son véhicule une nuit sur un parking ne l'effraie pas. "Des collègues chauffeurs me diront s'il y a des endroits où il ne vaut mieux pas coucher".
Son message tout simple aux femmes qui voudraient de lancer ? "Si vous avez envie, il faut le faire." Harmony Delacour, l'agente de sécurité, renchérit : "Les préjugés, on s'en balance ! On fait ce qu'on fait veut faire. Je connais des hommes sages-femmes et heureusement qu'ils ne se sont pas arrêtés aux préjugés."
Pascale Gérard de l'Afpa ne peut qu'acquiescer. "Alors qu'on a des métiers à forte demande d'emplois avec de bons salaires, dans l'industrie par exemple, les femmes ne se l'autorisent pas. Elles s'auto-censurent. Aucune femme ne nous dit : 'Je veux être soudeur ou agente de sécurité' et c'est bien dommage."
Et de se remémorer avec admiration cette vidéo que Marine leur avait envoyé une vidéo lorsqu'elle a postulé pour les trophées Afpa Métiers pour Elles : sa première marche-arrière avec un 40 tonnes. "Ces nanas sont sacrément pugnaces, de vrais rôles-modèles."