Juliette Lewis, c'est d'abord une silhouette unique. Elastique, déliée, musculeuse. Un corps de funambule rock hérité de ses cours de gym lorsqu'elle était gamine. Une dégaine que l'on avait presque oubliée. Car Juliette Lewis aime les tours de passe-passe. Disparaître, ressurgir et surprendre comme une diablesse. Ces dernières années, elle avait choisi de partir s'ébrouer du côté de son autre vie, celle de musicienne. Et avait quasi déserté les plateaux de tournage. Mais Juliette (avec un "e"- sa maman Glenis était fan de Roméo et Juliette, mais a tenu à franciser le prénom pour ne pas lui porter la poisse) a soigné son retour. Et réémerge pile quand on ne l'attendait plus. A la faveur de la série Showtime Yellowjackets qui a tenu en haleine des millions de fans (et diffusée en France sur Canal+ depuis début mars), l'actrice de 48 ans connaît un joli retour de hype.
Ce show, mix surprenant et addictif de teen-movie, horror folk et thriller, suit une équipe de jeunes footballeuses qui survit à un crash d'avion dans les années 90. Et observe 20 ans plus tard les conséquences traumatiques de cette tragédie sur leur vie d'adultes. Dans Yellowjackets, Juliette Lewis se glisse dans le fute de cuir de Natalie, l'ex-rebelle du bahut à la crinière peroxydée (incarnée dans sa version ado par l'excellente Sophie Thatcher) qui camoufle sa sensibilité derrière une carapace triplement blindée. Natalie boit, sniffe de la coke à peine sortie de rehab, jure comme elle respire, manie les guns, roule à toute blinde en Porsche. Et envoie bouler ces adultes qu'elle trouve trop chiants ou trop niais. Un avatar de l'abrasive Juliette ?
L'actrice caméléon n'aime pas se dévoiler, distribue des interviews au compte-gouttes, avoue même avoir régulièrement envie de les annuler à la dernière minute. Des années 90 qui l'ont consacrée it-girl de la génération X, elle conserve cette désinvolture sexy et certains oripeaux grunge. Et reste toujours aussi incernable, à l'image de son compte Instagram, collage foutraque d'animaux mignons, de reposts de vidéos cheloues à la qualité discutable et de selfies flous. Un mix'n match baroque qui tranche avec les comptes glossy de bien de ses camarades hollywoodiens. Juliette Lewis, toujours en décalage, composite, paradoxale.
Cette enfant de la balle, née sous le soleil californien de l'été 1973, a poussé au sein d'une fratrie recomposée de dix enfants. Sa mère est graphiste, son père acteur, habitué des westerns de Clint Eastwood. Lorsque le couple se sépare, la petite Juliette atterrira plus souvent dans la caravane de maquillage que dans les bras d'un·e baby-sitter. "Parfois, nous avions de l'argent, et parfois nous n'en avions pas", confie-t-elle à propos de cette enfance bohème. La famille Lewis a de drôles de fréquentations, fraie avec l'Eglise de Scientologie, même si aujourd'hui, Juliette semble s'en être détachée, préférant se qualifier de "spiritualiste".
A 14 ans, elle a déjà un agent et commence à tourner dans des sitcoms. Et les choses vont vite. Trop vite ? Après un premier rôle dans J'ai épousé une extra-terrestre en 1988, la voici qui suce le pouce d'un Robert de Niro psychopathe dans le remake glaçant de Scorsese, Les nerfs à vif. Elle n'a que 18 ans et déjà, elle impressionne dans ce rôle de lolita candide. Sa prestation lui vaut des nominations aux Golden Globes et aux Oscars dans la catégorie "Meilleure actrice dans un second rôle".
Les portes s'ouvrent, tout le monde réclame cette jeune actrice à la moue boudeuse et au talent inné. C'est le moment de faire les bons choix. Ca tombe bien, Juliette Lewis est versatile, elle a du flair et du goût. La voici donc à l'affiche du Maris et Femmes de Woody Allen (qui n'était pas encore "cancelé"), du sensible Gilbert Grape aux côtés du tout jeune et déjà incroyable Leonardo DiCaprio et de Johnny Depp ou encore dans le road-movie destroy Kalifornia (1993) avec son boyfriend de l'époque, un certain Brad Pitt.
Nous sommes en pleine période grunge, Kurt Cobain déverse son spleen dans des hymnes déchantés et Juliette et Brad forment l'un des couples les plus branchés d'Hollywood.
C'est à cette période qu'elle trouvera le rôle qui va tout faire basculer : elle embarque dans l'équipée sanglante de Tueurs nés (1994) aux côtés de Woody Harrelson. Ce Bonnie and Clyde tarantinesque signé Oliver Stone est aussi déjanté que violent et, comme tant de brûlots que la critique a cloués au pilori, il devient instantanément culte. Le CV de Juliette exhale le soufre et la déglingue : la voici consacrée actrice punk.
Mais alors qu'elle gravit la pyramide hollywoodienne à une vitesse fulgurante, sa vie personnelle se défait. Brad Pitt la quitte et cette rupture fera plonger la jeune prodige dans les abysses de la dépression et de la défonce. Elle filera dans une cure de desintox bizarroïde inspirée par les préceptes de L. Ron Hubbard, le fondateur de la Scientologie, pour se défaire de son addiction à la cocaïne et la marijuana (à laquelle elle est accro depuis l'âge de 13 ans). Comme d'autres icônes nineties (Winona Ryder), l'étoile montante est calcinée. Juliette Lewis disparaît des radars.
"Il y a eu des moments où j'ai eu l'impression de mourir. Pour une raison quelconque, je me sentais tellement en conflit avec moi-même. D'un côté, j'avais une incroyable confiance en mon talent, mais de l'autre, je ne me sentais vraiment pas sûre de qui j'étais en tant que personne et je ne savais pas comment m'exprimer", commentait-elle à propos de cette période sombre en 2001.
La pellicule et Hollywood deviennent de plus en plus suffocants, Juliette l'indomptable ressent le besoin de s'ébattre en toute liberté, d'investir d'autres espaces de création. Elle tourne moins. Car elle prépare la partition de sa vie : chanteuse. "Toute ma vie, j'ai voulu être une rock star", confessait-elle en 2004. Un rôle qu'elle avait déjà étrenné dans le futuriste Strange Days (1995) où elle s'était glissée dans la peau de la chanteuse Faith. Et pour son grand saut dans la trentaine, elle se sent enfin prête : elle lance son projet, Juliette & The Licks.
Pour ce nouveau personnage, elle enfile des leggings argentés, se peinturlure le visage, emprunte aussi bien aux icônes Debbie Harry, Nina Hagen, Iggy Pop, Joan Jett que Siouxsie Sioux. Et fait résonner sa voix rauque dans des tubes puissamment abrasifs. Sur scène, elle sue, sort ses tripes, plonge dans la fosse, fusionne avec le public. "Tous mes problèmes de drogue étaient derrière moi. J'ai donc abordé ma musique rock'n roll avec un état d'esprit d'athlète. C'était une question d'endurance et de tout donner sur scène, plutôt que de débauche et toutes ces autres conneries", explique-t-elle à Rolling Stone.
Pour ses performances viscérales, elle puise notamment dans son expérience de "tueuse née". "J'étais super jeune et j'étais dans une période émotionnellement super dure, mais Oliver (Stone) voulait tout de moi, il m'a poussée au bout de moi-même pour aller trouver mon énergie primaire, ce qui me sert aussi maintenant sur scène, avec la musique. Le rock est animal."
De 2003 et 2009, Juliette et ses Licks sillonnent le monde, écument les scènes, enregistrent trois albums, consciente de son étrangeté. "Je me compare toujours à la femme à barbe", déclarait-elle à Rolling Stone. "Parce que je suis une actrice devenue musicienne, une femme qui fait du rock & roll dominé par les hommes. Je suis la bizarrerie du freak show".
Puis la chanteuse choisit de nouveau un chemin de traverse en empruntant la voie solo avec deux opus Terra Incognita (2009) et Future Deep (2017). En parallèle, elle renoue discrètement avec les plateaux de tournage en apparaissant notamment au casting de la saison 2 d'ABC Secrets and Lies. Jusqu'à Yellowjackets et ce pitch fun et macabre qui va la happer immédiatement.
"Le script pilote était l'un des meilleurs scripts que j'aie jamais lus, je ne me souviens même pas depuis combien de temps. C'était tellement captivant et nouveau", confie-t-elle à Vogue. Et puis il y a ce beau casting, dont la fantastique Cristina Ricci, elle aussi ressurgie des nineties. "Nous sommes toutes les deux arrivées dans cette industrie à la même époque. Vous repérez des acteurs qui sont vos homologues (...) Il y a une connexion d'une âme soeur que j'ai avec Christina."
Peut-on parler de come-back, de renaissance ? Le mot serait galvaudé. Juliette Lewis, 48 ans, n'a jamais réellement disparu. Elle explorait juste les marges, avait besoin de ce temps de latence. "Je me retrouve, à la quarantaine, où je peux entrer dans un espace et je connais ma valeur. Ce n'est que récemment que j'ai découvert le concept incroyable de l'équilibre vie-travail. Je ne savais même pas qu'il y avait un nom pour ça. Je pensais qu'il fallait juste travailler comme une dingue jusqu'à ce que vous vous effondriez et brûliez, puis preniez un peu de temps pour guérir votre corps et votre esprit", souffle-t-elle, comme apaisée, au New York Times.
Dans cette série où son personnage Natalie oscille en permanence entre cynisme, burn-out émotionnel et vulnérabilité, difficile de ne pas entrapercevoir la figure de la comédienne qui s'était consumée 30 ans plus tôt. Comme dans cette scène qu'elle a en partie improvisée : lorsque Natalie se dessine des yeux de chat à l'eye-liner entre deux gorgées de whisky dans une chambre de motel miteuse sur l'hymne 90's de Mazzy Star Fade Into You avant de tout péter. Comment ne pas imaginer que Juliette a injecté un peu d'elle-même là-dedans ? Elle s'en défend.
"Je n'ai jamais lu de critiques - mais malheureusement j'ai lu : 'Natalie est exactement le type de rôle que vous attendez de Juliette Lewis', ce qui est exactement ce que je ne voulais pas", s'agace-t-elle sur Twitter.
"Cependant, vous devriez savoir que tous les rôles que j'ai joués, les gens pensaient que c'était un rôle pour Juliette Lewis. Et pense que c'est moi. Dans les années 90, je me souviens que des amis me montraient des scripts qu'ils lisaient et qui disaient pour une description de personnage : 'C'est un genre pour Juliette Lewis...' Je sais juste ce qui m'intéresse de jouer et de voir. J'aime l'inattendu."
Car loin de l'image dark et barrée qui lui colle à la peau, Juliette Lewis dit aimer le soleil, l'eau, les arbres et la mer de sa Californie natale, elle avoue regarder des documentaires sur les suricates, fait "des cures de vitamine D" dans son jardin et rêverait de se réincarner en colibri.
Dans un documentaire qui lui est consacré, Hard Lovin' Woman, le réalisateur Michael Rapaport lui posait cette question cash : "Pourquoi les gens pensent que tu es folle ?". Juliette Lewis botte en touche : elle ne connaît pas la réponse. Finalement, ce malentendu ne lui va pas si mal. "Si les gens veulent me traiter de folle, tout ce que je peux dire, c'est que c'est tellement mieux que si on me qualifiait autrement."
Yellowjackets
Une série de Ashley Lyle et Bart Nickerson
Diffusion tous les jeudis à 21h sur Canal+ depuis le 3 mars 2022