Harry et Sally se détestent. C'est dire si ce trajet en voiture qui les mène à New York est orageux. Harry y énonce sa théorie : l'amitié entre hommes et femmes n'existe pas, le sexe l'emporte toujours. "Nous ne pourrons jamais être amis alors ?", s'interroge Sally. La question se pose encore cinq ans plus tard, lorsqu'ils se retrouvent par hasard à l'aéroport. Sally est journaliste, Harry bosse dans la finance. Leur discussion dans l'avion nous fait comprendre que l'heure est au "mariage-boulot-dodo". Puis cinq ans passent de nouveau. Et les voilà qui se retrouvent, dans une librairie cette fois. Ce n'est plus la même rengaine. Séparation, crise de la trentaine, dépression. Il est temps pour Harry et Sally d'enfin devenir... amis.
Ce pitch digne d'une fresque historique fait tout le sel de Quand Harry rencontre Sally, classique d'un genre en dents de scie (la comédie romantique) comptant parmi les grands succès de son réalisateur Rob Reiner (Stand By Me, Princess Bride). Mais il y aussi la coiffure indescriptible de Meg Ryan. Sa façon singulière de savourer un déjeuner. Puis les traits d'esprit cinglants de Billy Crystal sur la vie, l'amour, la mort. Et cette bande originale jazzy qui euphorise. Et mille autre choses encore.
Aujourd'hui, le film fête ses trente ans. Créatrice du podcast Sorociné, le podcast ciné 100 % féminin, féministe, intersectionnel, progressiste et inclusif, la journaliste et critique Pauline Mallet nous aide à comprendre les raisons du culte. En 2019, que reste-t-il (vraiment) de Quand Harry rencontre Sally ?
L'avis de Sorociné : "C'est un film super moderne. Il pourrait totalement sortir aujourd'hui. Sally est une femme plutôt indépendante, qui sait ce qu'elle veut, mais aussi ce qu'elle ne veut pas. Cela se voit quand elle passe ses commandes - très détaillées - dans les cafés. Elle part à New York pour être journaliste et le devient, dans un grand média en plus. Lorsqu'elle retrouve Harry à la bibliothèque, elle tient dans ses mains un bouquin intitulé Smart Woman : la femme intelligente, élégante. C'est un titre qui la résume bien.
Et puis ce n'est pas qu'un film romantique, il est aussi mélancolique. Il évoque avec justesse le mariage et le divorce, la crise de la trentaine chez les hommes et les femmes. Et traite de cette détresse avec subtilité : on ne voit jamais Sally en train de se goinfrer de chocolat sur un canapé ! Au lieu de cela l'on a droit de belles répliques, comme lorsque Sally parle de son ex : 'Ce n'est pas Joe qui me manque, c'est l'idée de Joe'". Très doux-amer !
L'oeil de Terra : Avec ses bonds dans le temps (de cinq ans à cinq ans), Quand Harry rencontre Sally se permet autant d'évoquer les tourments de vingtenaires sorti·es de la fac que la "maturité" impossible des mêmes personnages dix ans plus tard, entre l'injonction du mariage, l'angoisse de "passer le reste de ses jours à se morfondre" ou l'espoir de la maternité. Le tout amené à grands coups de dialogues piquants comme du tabasco.
Ce qui fait la modernité de cette rom'com', ce sont aussi ses décalages incessants. Harry et Sally débattent des détails les plus triviaux de leur vie sur fond de jazz classy (Harry Connick Jr., Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Bing Crosby, Frank Sinatra). Et s'ils passent leur temps à remettre en question l'écriture du personnage d'Ingrid Bergman dans le film Casablanca, la résolution de leur histoire à eux deux serait tout aussi vieillotte qu'un air de piano d'Humphrey Bogart. La projection du film au Carré du Louvre le 26 juillet prochain sera l'occasion de redécouvrir ces subtilités.
L'avis de Sorociné : "C'est une déclaration d'amour à New York. Quand Harry rencontre Sally est l'histoire d'une ville totalement fantasmée au sein de laquelle vivent des gens complètement lambdas. Les rues qu'il nous présente, au fil des beaux quartiers et des quatre saisons, sont précisément celles où tu aimerais rencontrer quelqu'un."
L'oeil de Terra : Le film de Rob Reiner est une flânerie qui nous emporte du Metropolitan Museum of Art à l'arc de Triomphe du Washington Square, en passant par Central Park. Le tout magnifié par la photographie si classieuse de Barry Sonnenfeld - par ailleurs réalisateur de La famille Adams et Men In Black. Dix ans plus tôt, il fallait compter sur le tout aussi bavard Manhattan de Woody Allen pour faire chavirer notre âme métropolitaine.
L'avis de Sorociné : "Notre avis sur Harry évolue toujours. Et contribue à rendre ce film si intéressant, puisque plein de contradictions. Harry est ce type que tu peux rencontrer un peu par hasard dans ta vie. Il n'est pas très beau, mais il est drôle. Et avec un peu de chance, il peut devenir sympathique. Mais il m'énerve. A peine la portière de sa voiture fermée, il se met à draguer Sally (alors que c'est une copine de sa petite amie !). Et une heure de film plus tard, il avoue avoir l'habitude de coucher avec des femmes pour mieux filer en douce tout de suite après, sans laisser de traces. Son attitude n'évolue pas des masses. Sally semble l'aimer comme il est. Alors il doit se dire que rien ne lui sert de changer.
Harry adore avoir raison. Et le film va dans son sens. Sa certitude est : 'l'amitié hommes/femmes n'existe pas', et force est de contenter que [SPOILER !] la résolution lui donne entièrement raison. Je crois qu'Harry est dans un rapport de possession et considère Sally comme une 'femme-trophée'. Vraiment, il ne la mérite pas... Étrangement, plus le film avance, plus Sally s'efface. C'est intéressant de le revoir pour essayer de comprendre cette rupture narrative."
L'oeil de Terra : "Tu es un affront ambulant envers les femmes, et je suis une femme !", s'indigne Sally. Et autant dire qu'elle a raison de trouver Harry "carrément odieux". Surtout quand il lui annonce, le plus naturellement du monde : "Moi les premiers temps, je ne te trouvais pas sympa. Tu étais vachement coincée, maintenant, tu es plus douce". Pire compliment de l'Histoire ! Bref, Harry est insupportable.
Et pourtant... il évolue. Si si. Après avoir balancé ses quatre vérités à Sally - qu'il accuse de ne jamais "s'énerver pour rien" - il s'excusera. Et lui fera même un câlin de l'amitié. Après dix ans de mauvaise foi, il sait reconnaître ses torts - un exploit pour un homme aussi orgueilleux. Et son assurance de mâle est tournée en dérision au gré des scènes. Quand Harry revoit Sally dans la librairie, il se trouve au rayon "Apprenez à vous cultiver". Ou comment ridiculiser un mufle.
L'avis de Sorociné : "Harry et Sally sont dans un café. Lui ne veut pas croire que les femmes simulent l'orgasme. Elle lui dit avec ironie : 'Tous les mecs pensent : jamais avec moi. Et toutes les femmes font semblant de temps en temps...'. Mais Harry ne la croit toujours pas. Alors, elle va lui en donner la preuve, en s'ébattant bruyamment. Ce n'est pas juste ultra-culte. Cette jouissance est l'histoire d'une indépendance féminine. D'une femme qui connaît son corps, parle ouvertement de sexualité et donne une bonne leçon aux mecs : tu penses que tu gères, et je vais t'apprendre que non, sans grands discours ni schémas. C'est la seule scène de discussion où Harry est décontenancé et comprend qu'il a tort. Son orgueil est anéanti.
Sally occupe tout l'espace avec sa voix. Elle fait taire tout le monde. Alors que durant deux heures, c'est Harry qui se l'octroie en permanence. Ici, Sally est la connaissance. Et Harry, l'élève. Elle l'instruit ! A la fin de cet 'orgasme', une dame dit à la serveuse : 'Je veux la même chose qu'elle'. C'est une vanne, mais surtout un signe décoché aux spectatrices : si Sally parle du plaisir féminin, d'autres femmes le feront. Et peut-être que les mecs se remettront eux aussi en question... Enfin c'est presque révolutionnaire de voir un film grand public traiter de l'orgasme féminin avec autant d'humour que de sérieux. C'est ce qui rend le scénario de Nora Ephron si féministe. Aujourd'hui, c'est encore difficile de rire de l'orgasme féminin car le sujet est toujours aussi tabou"
L'oeil de Terra : Au début du film, Harry vanne Sally : "Tu n'as jamais connu le grand frisson". C'est alors très gênée qu'elle parle de "l'extase" dans un restoroute. C'est dire si cette simulation en public fait l'effet d'une vengeance. Un réjouissant exemple "d'empowerment" qui participe à la modernité du personnage de Sally - celle-là même qui rêve régulièrement "qu'un type sans visage lui arrache ses vêtements". Pour info, cette scène mythique se déroule au Katz's Delicatessen de la Houston Street, dans l'East Village. Beaucoup s'y rendent pour reconstituer ces vocalises : c'était encore le cas il y a cinq ans à l'occasion d'un "flashmob de l'orgasme".
L'avis de Sorociné : "Trente ans après, Quand Harry rencontre Sally reste un film rare. Car même aujourd'hui, ce n'est pas commun de voir une romance parler autant d'amitié. Ou, par ces bonds de plusieurs années, te montrer qu'un baiser ou une relation ne naît pas du jour au lendemain : cela prend du temps. On est ensemble, on se quitte, on se remet avec quelqu'un d'autre, on se retrouve... Beaucoup de comédies romantiques se déroulent sur une courte période – durant les fêtes, le nouvel an, la fête des mères - et n'atteignent donc pas ce niveau de complexité émotionnelle.
Je me demande si Quand Harry rencontre Sally a des héritiers ? On pourrait penser, sur une durée longue également, à 500 jours ensemble : un film qui, lui, te montre la fatalité d'un couple. Mais je ne crois pas qu'aujourd'hui, il y ait beaucoup de comédies romantiques qui puissent devenir aussi cultes. Hugh Grant est tout autant "décalé" bien évidemment, mais il est déjà de la vieille école. Et Julia Roberts n'a plus trop envie d'en faire..."
L'oeil de Terra : Quand Harry rencontre Sally a volontiers été qualifié de "Woody Allen version sitcom" et l'on ne pourrait mieux dire. Ce sont dans les séries télévisées comiques d'aujourd'hui que se trouvent les plus beaux hommages - avoués ou non - au classique de Rob Reiner. On pense notamment à Master of None, traitant des relations entre hommes et femmes avec un même humour (rythmé comme un spectacle de stand-up), une douce-amertume emplie de justesse et des personnages tout aussi imparfaits qu'attachants.