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Ce que nos jugements sur Love dans "You" révèlent de notre société sexiste
Publié le 22 octobre 2021 à 18:24
Par Pauline Machado | Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
"You", la série Netflix qui mêle meurtres en série, personnages en gros besoin de thérapie et stalking acharné sur les réseaux sociaux, est de retour pour une troisième saison. Et une fois n'est pas coutume : la responsabilité du héros masculin dans l'histoire est minimisée.
"You" saison 3 © Netflix
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(Attention : cet article contient des spoilers)

On avait quitté Joe Goldberg (Penn Badgley) et Love Quinn (Victoria Pedretti), les protagonistes de You, le jour de leur emménagement dans une banlieue chic aux environs de San Francisco. Love était enceinte, le couple venait de se marier, Joe recommençait à fantasmer sur une parfaite inconnue dans le jardin d'à côté, après avoir tué ou tenté de tuer les 3 dernières "femmes de sa vie".

Quelques mois et une épidémie de Covid plus tard, on les retrouve pour la saison 3, parents du petit Henry Forty (du nom du jumeau de Love décédé) et bien installé·e·s dans leur pavillon qui pourrait accueillir quatre appartements familiaux parisiens.

Matériellement, ils ne manquent de rien. Intellectuellement en revanche, dans une ville sans saveur où tout le monde porte des leggings de yoga h24 et semble très fâché avec le sucre (mais pas avec le capitalisme), c'est le néant.

Les Quinn-Goldberg ont du mal à se fondre dans le moule mais tentent tout de même quelque temps de croire dur comme fer à leur idée de "nouveau départ". C'est-à-dire finies les conneries, on arrête de buter des gens à tour de bras et/ou de les enfermer dans une cage en verre. Dommage, les vieilles habitudes ont la dent dure.

Bonnie and Clyde sur Wisteria Lane
Quand Bonnie et Clyde atterrissent à Wisteria Lane © Netflix

Dès les premiers épisodes, l'idylle tourne au vinaigre. Joe a vite fait de se rapprocher de Natalie la voisine (Michaela McManus, la Lindsey Strauss des Frères Scott pour les connaisseur·e·s) et, classique, lui vole sa culotte. Erreur, Love le découvre et d'un coup d'un seul, tranche la gorge de la première. Aïe.

Il faut dire qu'elle a le meurtre facile, impulsif, Love. Une sorte d'instinct pourri jusqu'à la moelle qui la pousse à éliminer toute présence qui menacerait un peu trop son happy ending à son goût. D'ailleurs, elle ne s'arrêtera pas là, jusqu'à transformer le show en cirque sanglant volontairement satirique - du moins on l'espère - et à susciter chez les téléspectateur·ice·s des réactions épidermiques.

Justement... c'est là qu'on tique.

Car voilà, si l'anti-héroïne mérite en effet que l'on s'attarde sur son cas en condamnant franchement ses actes ahurissants et son apparente incapacité à gérer sa frustration autrement qu'en ôtant la vie d'autrui, son attitude criminelle ne devrait en aucun cas dédouaner celle de son époux. Et encore moins, la faire passer elle pour "folle" quand lui deviendrait victime de ses excès d'assassinat, pauvre bougre juste bon à rattraper ses bavures mortelles à coups de pelle.

Non, Love n'est pas "pire" que Joe
Les Quinn-Goldberg sont de retour © Netflix

Sur les réseaux sociaux, le comparatif et le champ lexical de la folie vont bon train. Love serait "pire" que Joe, "complètement tarée", "malade", "diabolique", voire celle qui le mettrait dans des situations inextricables. On a même lu qu'il serait "mieux" sans elle pour mener ses petites affaires de voyeur à casquette.

Alors que bon, resituons.

Joe est certes aujourd'hui inquiet pour le futur de son fils et a priori plein de volonté pour contrer sa propre personnalité flinguée, mais le type n'a absolument rien d'un repenti et encore moins d'un mec à plaindre. A noter par ailleurs qu'en termes de pathologie mentale, il en tient une couche, puisqu'il parvient à se persuader lui-même (et apparemment une partie du public) d'être une bonne personne qui cherche seulement à aider celle qu'il aime (ou aimait).

Aider une femme qu'on aime, Joe, c'est lui tenir les cheveux quand elle vomit, lui acheter du chocolat pendant ses règles, lui masser les pieds. Pas balancer ses ex du haut d'un parking, ni agresser sa meilleure pote jugée un peu trop possessive au détour de Central Park. Mais bref.

Marienne, la nouvelle "proie" de Joe © Netflix

En fait, il n'est en rien "meilleur" que Love sur le plan criminel, il est simplement plus calme, cérébral et méthodique. Ce qui ne le rend pas moins dangereux, bien au contraire, simplement psychopathe confirmé et entraîné. Autre argument pour notre cause : c'est peut-être Love qui a remis le pied à l'étrier avec le meurtre surprise de Natalie, mais Joe n'a eu aucune envie de libérer l'anti-vax Gil (Mackenzie Astin) qui moisissait dans sa cave, et encore moins de relâcher les Conrad après que leur plan à quatre ait viré Hunger Games.

Il n'a pas non plus eu besoin d'encouragement pour poignarder l'ex-mari de Marienne (Tati Gabrielle), sa nouvelle "proie". Là encore, c'est son côté "protecteur" qui a agi, se dit-il. Un peu comme Love, finalement, qui "protège" son couple en assassinant plus ou moins spontanément.

Sur Twitter, une internaute analyse avec pertinence : "J'arrive pas à croire que You a réussi à nous convaincre que Joe était le good guy et Love le bad guy. La seule différence entre les 2, c'est que l'un gérait un peu mieux ses meurtres et leurs conséquences."

Ce qui nous amène à penser : la "seule différence" ne serait-elle pas qu'on est bien plus enclin à excuser l'homme et à diaboliser la femme à actes égaux ?

"Un homme qui tue est un meurtrier, une femme est démoniaque"

Qu'on soit clair sur un point : les deux auraient mérité de croupir en prison. Pour longtemps. Ils n'ont pas attendu de se rencontrer pour vriller, le prouvent la saison 1 pour lui et les funestes destins de son premier mari (bien qu'"accidentel") et de la jeune fille au pair pour elle. Force est de constater toutefois que le traitement et l'attachement que l'audience confère à l'un et à l'autre diffère. Et ce réflexe sexiste, rapporté à la société, ne date pas d'hier.

"Un homme qui tue est un meurtrier, mais une femme coupable d'un crime violent devient une représentation de tout ce qui est démoniaque", constatait notamment l'avocate britannique Helena Kennedy dans une chronique pour le Guardian, en 2018.

"Nous ne voyons pas les choses de la même façon lorsqu'une femme commet un acte consciemment cruel, car nous attendons des femmes qu'elles soient le sexe nourricier. L'adage veut que les femmes qui commettent des crimes soient folles, mauvaises ou tristes." Et d'ajouter : "La terreur est un homme, mais la malice est une femme." Effrayant.

Peut-être, donc, se poser quelques questions avant de continuer de foncer la tête la première dans un trope nocif contre lequel Penn Badgley lui-même essaie d'alerter : la glamourisation de Joe, et plus tard, la diabolisation de Love.

Réaliser, surtout, que notre appréhension subjective de leurs comportements distincts prend racine dans une misogynie ambiante et par bien des aspects, intériorisée, et revenir à un raisonnement plus approprié et neutre : clairement, il n'y en pas un·e pour rattraper l'autre.

La saison 3 de You est disponible sur Netflix

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