Une femme meurt désormais tous les deux jours et demi sous les coups de son (ex)-conjoint. Un chiffre qui traduit le manque crucial de mesures mises en place en France pour lutter contre les violences conjugales et prendre en charge ses victimes, comme le dénoncent plusieurs associations féministes.
Très sensible à ce sujet alarmant, la photographe et ancienne architecte Camille Gharbi a voulu sensibiliser le public à ces crimes souvent qualifiés de "passionnels", quand il s'agit en réalité de meurtres. Elle a donc imaginé Preuves d'amour, une expo qui met en avant des objets du quotidien ayant été utilisés comme des armes par les auteurs de ces meurtres.
Un cutter, un oreiller, une casserole immortalisés sur un fond bleu ciel glaçant de neutralité. Et en bas à droite, le nom des femmes qui ont été brutalement assassinées ces dernières années : Yvette, Zenash, Aurélie et tant d'autres. Un projet perturbant et nécessaire, qui alerte sur la fréquence et le caractère devenu ordinaire de ces féminicides.
On a échangé avec l'artiste derrière les clichés, pour en savoir plus sur ce qui l'a motivée à l'aborder, la façon dont les médias traitent ces crimes et son engagement féministe.
Camille Gharbi : Les féminicides conjugaux sont un sujet auquel je réfléchis depuis un certain temps, plusieurs années. C'est un problème qui me touche car j'ai connu plusieurs personnes qui ont vécu des violences dans leur couple. J'ai mis beaucoup de temps à trouver la manière d'aborder ce sujet en photo. C'est un thème dramatique et il serait facile de tomber dans les travers du sensationnalisme, du voyeurisme, en faisant quelque chose de trop littéral. Je ne voulais pas rajouter de la violence à violence.
L'idée de passer par l'angle des objets du quotidien détournés en armes de crime m'est venue de la lecture d'un fait divers, à Noël 2017. L'arme utilisée par l'assassin de la jeune femme était décrite dans l'article, il s'agissait d'un cutter. La mention de l'objet m'a interpellée et m'a amenée à visualiser le déroulement de la scène. Il m'a semblé que cela pourrait constituer une porte d'entrée intéressante pour capter l'attention des gens.
J'ai donc mené des recherches sur les crimes conjugaux qui ont eu lieu en France en 2016 et 2017 (un peu 2015 aussi), grâce notamment au travail de recensement qu'effectue un collectif appelé "Féminicides par compagnons ou ex". J'ai étudié 265 cas, soit plus de 500 articles, pour lesquels j'ai recensé les noms, prénoms, âges des victimes, dates et lieu de décès, ainsi que l'arme utilisée.
De là, je me suis concentrée sur les objets du quotidiens détournés en armes d'opportunité. Cela me semblait pertinent car ce sont des objets qu'on a tous chez soi, et qui du coup appellent l'empathie.
C. G : Ce projet s'adresse à tout le monde. Il s'agit de sensibiliser et de dénoncer. D'amener les gens à se questionner, et peut-être à être plus attentif aux personnes qui les entourent. Peut-être pourra-t-il également amener des victimes de violences à chercher de l'aide, ou des auteurs de violences à se remettre en question.
C. G : Oui, indirectement le traitement de ce sujet par les médias est en question. On parle encore essentiellement de "faits divers", là où il s'agit de meurtres ou d'assassinats. Le terme passionnel n'a aucune valeur juridique et ne sert qu'à donner une excuse romantique à l'auteur du crime. C'est complètement inapproprié.
D'autant plus que l'amour n'a absolument rien à voir là dedans. On ne tue pas par passion mais par possession et intolérance à la frustration. La séparation et la jalousie sont les premiers motifs de ces meurtres et assassinats. Pour moi, ils posent la question de la domination masculine et du patriarcat.
C. G : On me dit souvent que ce travail est glaçant et percutant, j'en suis très heureuse car c'est exactement l'effet que je voulais produire. Les images ne correspondent pas du tout à la réalité de ce qu'elles représentent. La compréhension du sujet se fait dans l'aller retour entre les photographie et les légendes, qui énumèrent les victimes liées à chaque objet. Il y a un effet de contraste qui saisit petit à petit le regardeur, et l'amène à se représenter les choses de lui-même.
C. G : Le féminisme m'a toujours paru comme allant de soi, étant donné que l'égalité des sexes ne devrait pas être un sujet de discussion. Je m'y intéresse de plus en plus ces dernières années. Je pense que le combat féministe est toujours autant d'actualité, en France et surtout dans le monde.
Il y a énormément à faire, des droits qui sont à acquérir et d'autres qui sont à protéger. L'éducation des enfants est une des clés je pense. Il faut revoir la manière dont on construit les féminités et les masculinités. Les hommes -notamment les hétéros- ont aussi besoin de faire leur révolution, de s'affranchir du poids des normes et des codes qui les enferment dans des modèles de virilités toxiques.
Personnellement je suis les initiatives de certaines associations telles que Nous Sommes 52, à laquelle j'ai adhéré (mais dont je ne suis pas une membre active), et des collectifs telles que Nous Toutes ou Les Glorieuses. Je milite à mon échelle, via la photographie que je pratique mais surtout en essayant de m'informer, de conscientiser les normes que j'ai pu assimiler pour tenter de m'en libérer.
Preuve d'amour, Gare de l'Est et au Centquatre, jusqu'au 30 juin