A l'approche du coup d'envoi de la Coupe du monde féminine de foot ce 7 juin, la pression monte du côté de Nicole Abar. Cette pionnière, ancienne internationale sacrée huit fois championne de France, a vu le monde du sport au féminin évoluer sous ses yeux. Et depuis de nombreuses années, elle se bat pour faire bouger les choses.
Créatrice de trois clubs de foot et fondatrice de l'association Liberté Aux Joueuses, elle a par exemple fait condamner un club pour discrimination sexiste pour la première fois en France. Pour elle, ce Mondial en France représente un moment historique. Et à cette occasion, cette militante très engagée sur le terrain du sexisme a eu une idée géniale : créer un baby-foot mixte. Onze figurines femmes et onze figurines hommes face-à-face pour faire valoir la parité et l'égalité femmes-hommes.
Ce baby-foot féministe pourra être testé dans les villes hôtes de la Coupe du Monde féminine : Paris, Lyon, Nice, Montpellier, Reims, Rennes, Le Havre, Valenciennes ou encore Grenoble. Une façon ludique de tacler les stéréotypes de genre et de marquer le coup.
Nicole Abar : Je me suis dit qu'on parlait souvent de l'égalité femmes-hommes sous l'angle des violences. Or le concept du baby-foot, c'est que tout le monde peut y jouer : les petits, les grands, les jeunes, les vieux, ce qui savent jouer ou pas et tout le monde rigole...
Je suis allée chez Bonzini, la référence mondiale du baby-foot, pour leur demander de me créer une figurine de footballeuse. Je voulais une entreprise française, conduite par une femme entrepreneure, cela me tenait à coeur. Je voulais qu'ils me créent une vraie sportive, pas une nana en jupe. Et hors de question de faire un baby-foot féminin pour la Coupe du monde féminine ! Je voulais un vrai baby-foot mixte avec une alternance des figurines filles-garçons. C'était important pour moi que tout le monde soit sur le terrain et joue.
Ce qui est formidable, c'est que cette figurine fabriquée par Bonzini a intégré le catalogue du fabricant, qui est le premier fabricant au monde. Du coup, si vous voulez acheter un baby-foot mixte, vous pouvez ! Partout dans le monde maintenant, on pourra acheter cette footballeuse et la faire rentrer sur le terrain. C'est l'égalité filles-garçons incarnée.
N.A. : Oui, à l'époque, on se battait pour qu'on nous autorise à jouer, pour pouvoir être sur un terrain, avoir des créneaux horaires. Nous n'étions pas respectées voire même dénigrées. Notre plus grande peur ? Ne pas pouvoir jouer. Nous n'avions pas d'argent et on payait tout de notre poche. En Equipe de France, on avait des chaussettes trop grandes car c'était les équipements des garçons. Je n'ai jamais été insultée, agressée. Mais vu la manière dont on nous traitait, c'était du sexisme ordinaire. A la base, le football n'est pas sexiste, il est juste... masculin. Ça fait partie du package.
N.A. : Je me suis rendue compte que le problème, ce n'est pas les "méchants machos", c'est le raccourci qu'on fait très souvent. Le problème, c'est qu'on a été élevé avec des stéréotypes très genrés et que chacune et chacun est enfermé dans ces représentations et suit les injonctions formelles ou informelles. Il y a donc juste des personnes qui vivent en fonction de ce qu'on leur a inculqué depuis toujours, à l'école, dans la famille.... Alors je me suis demandée ce que je pouvais faire pour changer ça. Et ceux qui peuvent changer le monde, ce sont les enfants.
N.A. : Absolument. C'est pour cela que j'ai monté un projet d'éducation pour l'égalité des filles et des garçons dans le sport, Passe la balle. A 4-6 ans, les gamins sont à un âge où on peut encore les nourrir avec des messages qui leur permettent de se construire différemment.
J'ai créé des jeux de mixité en amenant à les faire courir dans des espaces assez grands. Et on pouvait observer que les petites filles, dès l'âge de 3-4 ans, commençaient à ne plus courir mais à se retirer dans les coins, pendant que les garçons continuent à traverser la cour, à tomber, à sauter. La vie des petites filles, c'est dans l'ombre, tournées vers les murs...
Les garçons construisent donc des personnalités bien différentes de celles des petites filles. Ne leur demandez pas après de devenir présidente de la République ou cheffes d'entreprise du Cac 40 ! Ce n'est pas une question de capacités, mais une question de mobilisation de données qui ouvrent à la liberté.
N.A. : Avec le sport, on fait le lien avec le corps. Le corps des femmes qui a souvent été brimé, enfermé par des chaussures, des vêtements... On a toujours voulu contrôler le corps des femmes. Le corps renvoie aux luttes pour la contraception, pour l'IVG. Avec le sport, on construit des personnalités plus ouvertes à la liberté et cela rejoint ces combats-là.
De plus, les corps dynamiques et sportifs diffèrent des critères de beauté "normés". Dans le jeu de séduction, cela change les choses. On entend dire : "Les muscles, c'est pas beau". Il y a ce diktat de l'esthétisme du corps de la femme qui doit correspondre à un critère de séduction dans les relations hétérosexuelles. Et cela aussi, ça dérange.
Et puis dans le sport, on va dans des espaces qui ne sont pas les nôtres habituellement. On va prendre de la place dans des lieux historiquement occupés par des hommes, dans lesquels se développent des comportements grégaires masculins. La présence de femmes les oblige à modifier leur comportement. Cela peut donc créer des freins et du rejet.
C'est pour cela que le sport est un sympathique lieu porteur d'émancipation et de valeurs positives et constructives de féminisme. Si on laisse le corps des petites filles aussi libres que celui des petits garçons, en termes d'expression de soi et de construction de la personnalité, on va avoir des petites filles qui vont devenir des femmes en capacité de s'exprimer, de prendre de l'autonomie, de l'assurance et d'aller du coup à la conquête de tous les espaces.
N.A. : Elle est énorme, cette Coupe du monde ! Elle va passer tous les jours sur TF1 en direct, 70% des billets sont vendus si tout va bien, on aura une finale de Coupe du monde qui se déroulera à Lyon au Groupama Stadium de 65 0000 places, on va avoir un engouement populaire fantastique.
Les petites filles vont voir des matches de foot féminin à la télé et vont pouvoir dire : "C'est super, j'ai envie de jouer". Elles vont pouvoir se projeter. Les petits garçons vont regarder les matches avec du très beau football à la télé et quand ils verront des filles arriver dans les clubs, ils trouveront ça normal. Et les petites filles oseront dire qu'elles veulent jouer au foot et les parents trouveront ça normal. Les clubs de foot seront probablement assaillis au mois de septembre par les filles.
Et cela va apporter du l'eau au moulin de notre modèle économique du sport au féminin. Actuellement, on manque d'argent, de moyens parce qu'on manque de visibilité. Là, nous allons l'avoir avec cette Coupe. Et si on fait de l'audience, des millions de téléspectateurs, vous vous rendez compte de l'impact que cela peut avoir sur de grands décideurs économiques ? Ils vont se dire qu'il y a un marché, un produit, un business ! Ils vont se dire qu'il va falloir investir, donner des moyens pour se structurer et donner de vraies conditions de travail à des joueuses qui ne sont toujours pas professionnelles car il n'y a toujours pas de ligue pro pour les filles (elles sont gérées aujourd'hui par la Fédération). Elles auront du coup peut-être un vrai championnat.
Et avec la masse de petites filles qui s'inscriront, dans les 5 ans qui viennent, il y aura probablement un maillage territorial de clubs féminins. Cela représente un changement fantastique tant pour le foot, le sport au féminin que pour la société ! Cela va être beau, généreux et riche. Je suis sûre que cela va fortement impacter les mentalités.