"Quand je disais aux gens que je faisais du skateboard, ils me regardaient tous, l'air de dire: 'Toi, du skateboard ? Ce n'est pas pour les filles !'... Aujourd'hui, tout le monde voit ça comme quelque chose de génial, car le skateboard féminin a énormément grandi ces dernières années". On se réjouit d'entendre ces mots, d'autant plus quand l'on sait qu'ils émanent d'une des nouvelles légendes de la planche : Letícia Bufoni.
La popularité de cette jeune Brésilienne de 28 ans dépasse la sphère même du skate. Sur Instagram, vous êtes plus de trois millions à suivre ses exploits sportifs, sur terre, mais aussi sur mer - l'athlète détonne également une planche de surf à la main. Multi médaillée des X Games, la célèbre compétition annuelle de sports extrêmes, la sportive incarne la progressive inclusivité d'un milieu, celui du skate, mais aussi la nouvelle légitimité de celui-ci.
Effectivement, les J.O. de Tokyo, auxquels elle participe, marquent l'intronisation olympique du skateboard. Sport longtemps raillé, ignoré, mais aussi sublimé pour sa dimension contre-culturelle fondamentale. La légitimité et ses complexes, cela tombe bien, Leticia Bufoni en sait quelque chose. Pas forcément encouragée quand elle était enfant, la prodige est aujourd'hui considérée comme une icône du cool et de la badasserie sportive.
"Il y a beaucoup de jeunes filles qui arrivent à plein gaz. Les JO vont permettre à plus de filles de se mettre au skate, et c'est bien. Au Brésil aussi. Avant, j'étais la seule Brésilienne aux X Games. Aujourd'hui, nous sommes trois", se réjouit la principale concernée dans les pages du journal sportif L'équipe. Mais si les Jeux représentent une nouvelle page dans la longue et fascinante histoire du skateboard, il y a fort à parier que des figures comme Leticia Bufoni ne sont pas étrangères à cette popularité croissante dudit sport chez les jeunes filles.
Sur ses réseaux sociaux, la native de São Paulo génère des centaines de milliers de like à chaque partage d'un trick, d'un compte-rendu de championnat ou d'un diapo de son dernier week end (souvent ensoleillé). Bufoni est l'incarnation d'un skateboarding 2.0. : les compils vidéos des années 90, celles de l'ère MTV, ont été remplacées par la résonnance folle d'Instagram et de YouTube. Sur la plateforme de vidéos pop d'ailleurs, les fameuses compils "skills" de Bufoni attirent à l'unisson une large audience, et pas simplement les sportifs aguerris.
"Le skateboard féminin au Brésil a atteint le stade d'excellence qu'il a aujourd'hui en grande partie grâce à Letícia Bufoni. Elle a brisé les barrières du sport pour les femmes", se réjouit d'ailleurs ce spectaculaire florilège de prouesses bufoniennes. Pas étonnant, la sportive s'affûte depuis ses glisses hésitantes sur sa première planche, à neuf ans, alors motivée à la vue des enfants du coin. 5 ans plus tard, la voilà qui participe à ses tout premiers X Games, après des années passées en tant que simple téléspectatrice. "J'étais la plus jeune, en rivalité avec toutes mes idoles, dans la plus grande compétition du monde", se remémore-t-elle, à L'équipe toujours.
De l'eau a coulé sous les ponts depuis. Letícia Bufoni est ressortie six fois médaillée d'or des X Games, un véritable record soit dit en passant. Il faut croire que la chaleur californienne lui porte chance. Tokyo aussi, on l'espère, sera un territoire de bonne augure pour celle qui a hissé sa planche des rues brésiliennes aux podiums olympiques.
Une victoire professionnelle pour la vingtenaire, et personnelle également. Quand elle était petite, son père refusait de lui offrir un skate, en partie car elle "pratiquait avec des garçons", témoigne la principale concernée à Self.com. La Brésilienne n'a pas oublié ces interdits paternalistes. Au média, elle se réjouit que le vent ait tourné depuis et voit là un bon signe pour les futures générations : "Je skate tous les jours et je voyage à travers le monde. C'est juste un rêve qui se réalise. C'est génial d'être dans cette position, et je veux continuer à le faire pour motiver les petites filles à devenir des skateuses professionnelles comme moi un jour", affirme-t-elle.
"Je me sens bénie de pouvoir contribuer au développement du skate parmi les athlètes féminines. Nous n'avons pas toujours eu beaucoup de soutien, mais maintenant nous en obtenons plus et il s'accroit très rapidement", détaille-t-elle encore. Cette "bénédiction", appelons-la "fierté". La fierté, Bufoni la souhaite éclatante. Comme son style, avec ces cheveux emblématiques qui lorgnent volontiers vers le rose. Impossible de passer à côté.
Tout comme il est impossible de contourner l'évolution notable du sport qu'elle magnifie, notamment au niveau de ses pratiquants. Ou plutôt, pratiquantes. "Des filles dans les skateparks, il y en a plus qu'avant, car les femmes prennent davantage de place dans les débats et l'espace public. On parle de plus en plus de championnes et d'exploits féminins, mais aussi de féminisme. Alors forcément, on a envie de casser les codes et de dire : les filles y ont le droit, aussi !", se réjouit à ce titre la jeune parisienne Anaëlle, qui participe aux sessions skate de Realaxe, association sororale qui forme notamment les skateuses débutantes en Ile de France.
"Il y a encore trop de témoignages de filles qui disent qu'elles se sont senties exclues, lorgnées, traitées comme des 'poseuses' par certains garçons dans les skateparks. Vu que les mecs n'ont pas forcément l'habitude de voir des meufs, ils vont se demander : 'Qu'est-ce qu'elle vaut ?' ou 'Est-ce qu'elle sait faire des tricks ?'", déplore encore l'une des entraîneuses de l'association. D'où l'importance d'athlètes olympiques comme Bufoni, qui participent à éjecter ce vieux monde des skateparks.
La voir concourir aux J.O n'a rien d'un événement anecdotique. Au contraire, c'est le signe parmi d'autres d'un vent de révolution. Des skateuses comme la jeune Amérindienne Naiomi Glasses, 24 ans, affolent aujourd'hui des réseaux sociaux tels que TikTok. Des séries télé, la production HBO Betty par exemple, mettent en scène cet environnement synthétisé "dans la vraie vie" par une assoce comme Realaxe : une sororité d'as de la planche, pour qui le skate est une forme d'émancipation. Et puis, il y a ces étoiles montantes, comme l'anglo-japonaise Sky Brown, skateuse intrépide de 12 ans et plus jeune pro au monde, qui bousculent d'autant plus les lignes.
Autant dire que les "petites filles" qu'évoque non sans émotions Leticia Bufoni ne manqueront pas de role models dans les mois et années à venir. Et il est évident que la championne n'est pas la moindre de ces références qui participent, pour le meilleur, à réécrire le monde du skate.