"Je n'ai jamais pensé que j'étais bizarre à ce point. Et puis j'ai été voir sur internet et j'ai lu : 'Cette fille ressemble à un extra-terrestre'. Je n'ai pas compris. Mais j'accepte cette étiquette 'ET-rat-démon-gremlin'". Oreilles décollées, regard bleu inquiétant et minois de lutin, Molly Bair, 18 ans, a ce qu'on appelle un "physique atypique". Et c'est justement ce visage si particulier posé sur un corps de grande sauterelle dégingandée (elle culmine à 1 mètre 82) qui a séduit le monde de la mode, de plus en plus encline à couronner des égéries en marge des canons de beauté.
Abordée sur un marché aux puces en juillet 2014 à New York, Molly a d'abord cru à une bonne blague. Sauf que les recruteurs venus la courtiser étaient de la Society Management, la même qui gère les intérêts du supertop brésilien Adriana Lima. Dans le doute, Molly avait quand même pris la peine de garder l'email du talent scout. Et après un rapide tour sur la Toile, elle s'est aperçue que l'agence était non seulement légitime, mais également l'une des plus prestigieuses des Etats-Unis. Une semaine plus tard, elle s'envolait de nouveau vers la Grosse Pomme accompagnée de sa maman. "Et tout a commencé", explique la blondinette avec une candeur encore enfantine à CNN.
Depuis, le parcours de Molly Bair est fulgurant. En moins d'une année, la petite Américaine a signé pour l'agence Elite London, baladé ses jambes téléscopiques sur les podiums de Chanel, Alexander Wang, Proenza Schouler ou encore Prada. Et sa frimousse singulière s'est affichée sur les couvertures de Vogue Italia et W Magazine. Les maisons de haute couture se disputent cette drôle de post-ado que l'on surnomme "la mante religieuse". "Je n'aurais jamais pensé qu'une fille qui a passé la majeure partie de son enfance avec un mono-sourcil, des lunettes et un T-shirt de Yoda puisse faire la couverture de Vogue...", explique-t-elle à CNN. "Je ressemble toujours à un petit garçon de 13 ans."
Mais si le physique lunaire de Molly met la fashionsphère en ébullition, la popularité exponentielle de la jeune Américaine originaire de Philadelphie dérange. En cause ? Sa maigreur. Ses photos circulent sur les forums "pro-ana" comme Runweight, servant de "modèle" dévastateur aux jeunes filles obnubilées par leur thigh-gap et le verdict fatidique de la balance. Leur but ? S'affamer pour ressembler à leur idole. Pour contrer ce phénomène inquiétant, ses détracteurs n'hésitent pas à poster des commentaires alarmistes dénonçant l'allure chétive de la jeune top sous chacune des vidéos postées à sa gloire sur Youtube. Des "haters" qui ont du pain sur la planche ces jours-ci. En effet, la Fashion Week a débuté à New York la semaine dernière et Molly Bair est de tous les défilés.
La chouchoute du gratin mode, qui assure ne jamais partir de chez elle sans une tablette de chocolat, est-elle en train de devenir l'étendard de "l'anorexie chic" ? La tendance, popularisée dans les années 90 par une certaine Kate Moss, semblait pourtant en perte de vitesse : depuis quelque temps, certaines griffes de bonne volonté s'efforcent d'ouvrir le sacro-saint catwalk à des mannequins "normaux" et la réglementation sur le poids des mannequins s'est durcie. La France a par exemple voté l'interdiction des mannequins dont l'IMC (Indice de Masse Corporelle) serait inférieur à 18, tout comme l'Espagne et Israël. Mais l'Angleterre, où tous les regards étaient rivés sur Molly Bair lors de la London Fashion Week cette semaine, reste à la traîne.
La directrice de la Madrid Fashion Week ne cache pas son impatience de voir les défilés londoniens prendre enfin les mesures nécessaires pour interdire les tops maigrelets qui monopolisent encore les podiums. Leonor Perez Pita monte au créneau auprès du Sunday Times : "La loi devrait s'appliquer à un maximum de défilés. Bien que moins de 900 personnes assistent à chacun de ces shows, on peut les voir à la télé et sur internet. Et il y a des milliers de jeunes filles qui les regardent." Mais cette croisade des kilos est loin d'être gagnée puisqu'il y a quelques jours encore, la créatrice Victoria Beckham était accusée de promouvoir la minceur extrême lors de son défilé printemps-été 2016 à New York.
De son côté, la député conservatrice Caroline Nokes a lancé une enquête parlementaire sur l'efficacité de la réglementation très "libérale" des défilés anglais. Pour elle, les règles régissant l'âge et le poids des mannequins ont "beaucoup dérapé" ces 6 derniers mois, bataillant pour que les modèles dont l'IMC plonge en-dessous de la barre fatidique de 18 soient bannies des podiums.
Le débat autour des mannequins anorexiques avait éclaté en 2006 suite à la mort brutale du top uruguayienne Luisel Ramon. Celle-ci avait succombé à une crise cardiaque causée par un régime de trois mois à base de laitue et de boissons light. Trois mois plus tard, le modèle brésilien Ana Carolina Reston décédait des conséquences de son anorexie. Elle pesait alors 40 kg pour 1,74 m.
La jeune Molly Bair réagira-t-elle à l'usage toxique qui est fait de son image ? "Elle pourrait faire la différence en faisant la promo de la diversité corporelle dans le monde de la mode", espère Claire Mysko, l'une des responsables de la National Eating Disorders Association. Mais pour l'instant, la nouvelle star de la "thinspiration" (inspiration de la maigreur) reste mutique.