Chaque année, Harriet Logan, propriétaire de la librairie Loganberry Books à Cleveland, profite du Women's History Month (marqué notamment par la Journée Internationale des droits des femmes) pour mettre en avant le travail des écrivaines. Mais en 2017, la libraire a décidé de laisser de côté la célébration et de s'intéresser plutôt aux inégalités qui règnent dans le monde de l'édition. C'est ainsi que depuis le 1er mars, les livres écrits par des hommes disponibles dans la boutique ont été retournés sur les étagères, dévoilant leurs tranches plutôt que le dos de leurs couvertures. Pour les clients comme pour la libraire, c'est l'occasion de se rendre compte à quel point les auteurs masculins règnent en maîtres sur l'industrie du livre. Interrogée par Self Magazine, Harriet Logan explique ainsi qu'elle ne s'attendait pas à découvrir une telle inégalité au sein de sa propre boutique :
"Je vends des livres depuis 20 ans et chaque année, je prends le temps de mettre en lumière le travail des femmes à l'occasion du Women's History Month en mars. Cette année, je voulais faire quelque chose de différent, quelque chose qui ne mettrait pas seulement en avant le travail des femmes mais qui montrerait aussi la disparité qui règne dans cette industrie. Nous avons donc retourné tous les livres écrits par des hommes en les laissant dans l'ordre alphabétique. Moi-même, qui a toujours mis un point d'honneur à porter les femmes auteures, je peux vous dire que le résultat m'a choquée".
Au total, 10 000 livres ont été retournés, laissant la propriétaire des lieux se rendre compte que seulement 37% des ouvrages présents dans sa librairie avaient été écrits par des femmes. Pour faire véritablement réfléchir ses clients, la libraire les a invités à retourner eux aussi des livres sur les étagères. Un geste symbolique mais aussi ludique. Car selon Harriet Logan, cela pourrait bien pousser les gens à remettre en question leur vision de la littérature mais aussi leurs habitudes d'achat : "Le retour des clients a été fantastique. De nombreuses personnes se sont juste tenues au milieu de la pièce, visiblement ébranlées. Je veux que les gens se demandent : 'Est-ce que l'écart entre les sexes est vraiment aussi inégal, et pourquoi ? A quoi ressemble ma librairie préférée ? Qu'est-ce qui peut être fait pour changer ce déséquilibre ?' J'espère qu'en se posant ce genre de questions, les gens auront envie de découvrir des femmes auteures avec qui ils ne sont pas forcément familiers et qu'ils leur donneront une chance".
Grâce à cette expérimentation, Harriet Logan a gagné sur deux terrains. Non seulement ses clients ont été poussés à la réflexion, mais elle s'est elle-même remise en question et est maintenant bien décidée à rendre sa sélection de romans plus égalitaire. Pas peu fière de ce succès, la libraire a malgré tout eu droit à quelques critiques, sa mise-en-scène taxée de sexistes par ses détracteurs. Interviewée par le Huffington Post, elle s'est défendue d'un quelconque sexisme inversé. Si le projet dérange certaines personnes, c'est surtout parce qu'il rappelle que l'omniprésence des hommes dans la littérature a persisté "non pas à cause de leur talent, de leurs choix, ou même de leur popularité, mais surtout à cause du favoritisme qui règne sur cette industrie, des opportunités sociales et de l'habitude" selon l'Américaine.
A son échelle, la petite libraire indépendante a mis en lumière les inégalités des sexes qui persistent dans le monde de l'édition. Moins éditées que leurs confrères, les écrivaines sont également moins susceptibles d'être reconnues pour leur travail. Des études ont ainsi démontré qu'elles remportaient peu de prix littéraires (en France comme à l'étranger) mais aussi que les romans adoptant un point de vue féminin avaient moins de chance d'être récompensés. "Les femmes ne sont pas intéressantes, elles ne comptent pas", se lamentait en 2015 la romancière Nicola Griffith. Un sexisme ordinaire que les romancières ont du mal à évoquer ouvertement mais qui a pourtant un impact direct sur notre façon d'envisager la littérature. Il y a deux ans, une étude menée par une maison d'édition irlandaise constatait ainsi qu'on retrouvait un nombre très réduit (22%) de femmes dans les influences littéraires des aspirants auteurs.