C'était en août 2015. Au milieu des centaines de romans en course pour devenir les best-sellers de la rentrée littéraire, on découvrait Vie et mort de Sophie Stark, deuxième ouvrage de l'Américaine Anna North, mais premier a être traduit dans notre langue. Une claque, et quelle claque. Car cette Sophie Stark, c'est quelque chose. Égoïste, auto-centrée, cette étrange héroïne pourrait même être qualifiée de dangereusement toxique. Et pourtant, elle transpire le mystère. Son côté peu sympathique la rend même carrément hypnotique. Sophie Stark, la cinéaste qui voulait faire des films intéressants pour enfin ressembler aux autres est à la fois un monstre et un héros. Surtout, c'est une artiste. Mais peut-on tout pardonner aux gens sous prétexte de la création artistique ? Anna North dresse le portrait d'une grande manipulatrice, génie incompris.
Un an plus tard, que reste-t-il de Sophie Stark ? A l'occasion du Festival America qui se tenait à Vincennes le week-end du 10 septembre, on a rencontré l'auteure américaine pour évoquer avec elle sa fascinante héroïne. Un peu fatiguée par son après-midi à flâner dans les couloirs du Louvre, Anna North s'éclaire pourtant quand on lui parle littérature, femmes et héroïsme.
Anna North : C'est arrivé d'une façon un peu étrange. Je lisais un article dans le New Yorker à propos de Leni Riefenstahl, une réalisatrice de films de propagande nazie. C'était une mauvaise personne qui n'a pas marqué l'Histoire pour des bonnes raisons. Mais l'article était intéressant et je me suis dit : "J'aimerais écrire sur une femme réalisatrice – pas forcément malfaisante – mais qui ferait des documentaires politiques". Donc j'ai commencé à retourner cette idée dans ma tête, à m'intéresser à des réalisatrices. Puis j'ai réalisé que je n'avais ni le temps ni l'argent pour aller à la rencontre des personnalités qui m'intéressaient et ne vivaient pas forcément aux États-Unis.
Ensuite, j'ai réalisé que ce qui m'intéressait vraiment, c'était la création d'un film et pas l'aspect politique de celui-ci. J'ai donc eu l'idée de créer ce personnage féminin. Une femme qui n'est pas mauvaise mais qui est égoïste. J'ai pensé à Picasso et à ces artistes masculins qui étaient très brillants mais aussi très égoïstes et célèbres pour ne pas très bien traiter les femmes. Donc je voulais créer une héroïne qui était un peu comme ça parce que généralement, on n'autorise pas les femmes artistes à traiter les autres comme ça. On pense souvent que les femmes doivent prendre soin des autres et je voulais que Sophie Stark soit à l'opposé de ça.
A.N : Oui. D'ailleurs, c'est très intéressant quand vous dites que c'est une anti-héroïne. Quand j'écris, je pense beaucoup à l'idée de l'héroïsme. Qu'est-ce qui définit un héros, etc. Et même si Sophie n'est pas toujours héroïque, je voulais qu'elle soit forte et parfois égocentrique. C'est vrai qu'on ne voit pas beaucoup de personnages féminins comme ça. Et si on en voit, elles sont tout de suite mal aimées et tout le monde se met à débattre autour de ça. Je voulais que les gens l'aiment parce que je l'aime mais je ne voulais pas qu'on la trouve sympathique pour autant.
A.N. : Non, pas que je sache. Et je pense que la raison vient du fait que le livre n'est jamais écrit de son point de vue, ce sont toujours les autres qui parlent d'elle. Et peut-être que ça met une certaine distance car personne ne m'a dit qu'elle était gênante. Bien sûr, j'ai reçu des critiques mais elles ne concernaient jamais Sophie directement. Donc peut-être qu'en ne lui donnant pas la parole, les gens ont eu plus de facilités avec elle.
A.N. : Dans America Pacifica, Darcy devient vraiment une grande héroïne. Mais dans la vraie vie, les gens n'ont pas vraiment l'opportunité d'accomplir des actes héroïques – ou alors ce sont des petits exploits. Je m'intéresse beaucoup à tout ça, et aussi au fait que ce sont souvent les hommes qui accomplissent des actes héroïques. Par exemple, dans la mythologie grecque, ce sont presque toujours des hommes. Donc j'avais vraiment envie de créer des personnages féminins qui deviennent les véritables héroïnes de l'histoire.
A.N. : Oui, je le pense. Il y a un nouvel appétit pour les histoires qui mettent en scène des personnages féminins principaux. Et je pense que les auteures sont plus reconnues, grâce notamment à l'organisation féministe VIDA (Women in Literature Arts) qui chaque année dresse la liste des femmes publiées. Dans le monde littéraire américain, cette organisation a une grande influence parce qu'elle permet de se rendre compte de la représentation des femmes. Et chaque année, quand la liste sort, les éditeurs sont embarrassés. Mais ça aide, parce que dans le même temps, on voit que les choses changent. Il y a plus de femmes publiées, et même au niveau de la diversité culturelle et raciale, il y a du mieux. Ces dernières années, on a pu voir des auteurs de couleurs faire campagne pour être mieux représentés et je pense que certaines grosses maisons d'édition l'ont pris en compte. Donc je pense qu'il y a de l'espoir pour l'industrie de l'édition.
A.N. : Oui, évidemment. Mais en même temps, si vous ne ressentez jamais le sexisme au boulot, j'ai envie de dire que vous êtes très chanceuse ! Après, je n'ai jamais été victime d'une discrimination féroce, mais oui, il y a toujours des petits trucs par-ci par-là. Du coup, j'en viens à me demander : "Est-ce parce que je suis une femme ou est-ce que cette personne ne me respecte pas pour une toute autre raison ?" Donc on n'est jamais sûre. Mais les choses vont de mieux en mieux. Dans le monde de l'édition aux États-Unis, on compte beaucoup de femmes. Par exemple, toutes les personnes avec qui j'ai travaillé pour Vie et mort de Sophie Stark étaient des femmes, de mon éditrice à ma publiciste. Et le fait qu'il y ait de plus en plus de femmes dans ce milieu aide forcément beaucoup.
A.N. : Cela ne me surprend pas. Je pense que ce qui est compliqué à changer, c'est la mentalité des gens. Car lorsque les gens pensent à ce qui fait un grand roman, ils ont en tête l'histoire d'un homme. Même si le livre est écrit par une femme, on a toujours ce truc du héros masculin qui nous vient en tête. Je pense que les femmes qui écrivent à propos des femmes ont eu beaucoup de difficultés par le passé à être prises au sérieux, surtout si leur livre se rapproche de la réalité.
Par exemple, les femmes qui écrivent sur la maternité et le rôle de mère ne sont jamais mises en avant et ne gagnent jamais de prix. Heureusement, ça change. Je pense à Elena Ferrante et je me dis qu'elle a réussi à faire la différence. Ses romans parlent de l'amitié au féminin et ça marche, elle est ultra populaire.
A.N. : C'est vrai qu'elle refuserait les étiquettes sur sa sexualité, comme je pense aussi qu'elle refuserait d'être labellisée féministe. Dans le même temps, quand je l'ai imaginée, j'avais envie que sa sexualité soit une grande part de ce qu'elle est car notre sexualité représente une grande part de ce que nous sommes tous. Pour elle, c'était très important car elle choisit les gens avec qui elle a envie d'être peu importe leur sexe, et ces personnes en particulier jouent un grand rôle dans sa vie.
Dans le livre, elle devient peu à peu une sorte de célébrité. Et dans la vraie vie, lorsqu'on devient célèbre et qu'on est LGBT, pour beaucoup de raisons, il est souvent préférable de faire son coming out. Mais elle, elle n'en parle pas. Elle n'a pas l'impression ou l'envie d'appartenir à une communauté.
A.N. : La plupart du temps, oui. Dans Sophie Stark, j'ai écrit du point de vue de plusieurs personnes, dont la plupart sont des hommes et j'ai adoré faire ça. Mais pour ce qui est des personnages centraux, je suis attirée par les femmes. Mais ça me fait la même chose avec le cinéma. Il y a beaucoup de films où il n'y a pas de femmes ou alors elles ont peu de dialogues. Je pense aux films d'espionnage par exemple. En tout cas, c'est quelque chose qui m'ennuie. J'ai envie de voir des femmes à l'écran. Et dans mon écriture c'est la même chose, j'ai envie de parler de femmes.
Anna North : Oui et je pense qu'il va falloir encore beaucoup de temps avant qu'il ne sorte. Il s'agit d'un western futuriste – ce qui peut sembler un peu fou – mais je m'intéresse beaucoup aux westerns en général et je m'intéresse aussi beaucoup aux histoires qui se déroulent dans le futur. Donc j'ai eu envie de mélanger ces deux choses. Ce sera un western qui se déroulera après l'effondrement de la société américaine. Au-delà de ça, ce livre abordera fortement la question de genre. Mais c'est tout, je n'en dirai pas plus !
Vie et mort de Sophie Stark, Ed. Autrement, 384 pages, 22 euros