Si elle parle d'un "sexisme accidentel", l'éditrice Sarah Davis-Goff n'en reste pas moins convaincue que sa découverte est une nouvelle preuve du déséquilibre entre les sexes dans le monde de la littérature. Depuis toujours, sa maison d'édition indépendante irlandaise Tramp Press interroge chaque auteur lors du dépôt de son manuscrit sur ses influences littéraires. Et comme elle vient de s'en rendre compte avec effroi, les auteurs féminins sont loin d'inspirer les écrivains, et ce qu'importe leur sexe. Dans une tribune parue sur le site de l'Irish Times , la cofondatrice de cette petite maison d'édition explique qu'elle s'est intéressée aux 100 derniers manuscrits reçus. Sur les 148 influences données par les 40% de femmes et 60% d'hommes qui espèrent se faire publier par Tramp Press, seules 33 d'entre elles étaient des écrivaines. Elle fait part de son désarroi :
"J'ai lu les unes après les autres ces lettres de femmes et d'hommes charmants qui listent les noms des auteurs qu'ils admirent sans se rendre compte que les auteurs en question sont tous du même sexe. Si un auteur liste deux influences et qu'elles s'avèrent être masculines, et bien soit. Mais il ne s'agit jamais de deux femmes. Liste après liste de cinq, sept ou dix inspirations masculines, cela devient tout de même dérangeant. Ça met le doigt sur un plus gros problème qui ravage notre industrie : notre habituelle différence aux expériences, points de vue, et brillants travaux des femmes".
Également interrogée par le Guardian, Sarah Davis-Goff estime que cette sous-représentation des femmes dans les influences littéraires des jeunes auteurs n'est pas pernicieuse : "C'est un sexisme accidentel mais ça reste du sexisme".
La révélation de l'éditrice irlandaise s'ajoute à une liste déjà bien longue de problèmes liés à l'inégalité des sexes dans le monde de l'édition. Au printemps dernier, l'auteure de science-fiction Nicola Griffith jetait un pavé dans la mare en publiant sur son blog les résultats d'une enquête désolante : les romans avec un point de vue féminin n'ont quasiment aucune chance d'être récompensés par des grands prix littéraires comme le Pulitzer ou encore le National Book Award. Mais si on en croit une étude réalisée en 2013 par l'Observatoire des inégalités, cela ne devrait pas vraiment nous surprendre puisque les romancières ont à la base peu de chance d'être primées elles-mêmes. Ainsi, sur 663 prix littéraires décernés depuis le début du XXe siècle, 108 l'ont été à des femmes, ce qui nous fait un petit total de 16% de lauréates.
Face à ce sexisme bien ancré dans les mentalités, des voix commencent fort heureusement à s'élever. En juin dernier, l'auteure anglo-pakistanaise Kamila Shamsie a ainsi proposé aux maisons d'édition de consacrer l'année 2018 à la publication d'ouvrages exclusivement écrits par des femmes. Deux maisons d'édition britanniques (And Other Stories et Tilted Axis Press) ont déjà répondu présentes et Sarah Davis-Goff explique que Tramp Press s'est également "joint accidentellement" en s'intéressant déjà particulièrement aux auteurs féminins. Elle conclut :
"Il est très clair qu'il y a des problèmes liés à l'égalité des sexes dans le monde de l'édition et ces problèmes doivent être résolus avec des actions. Il n'y a pas de réponse parfaite, mais l'idée de Kamila Shamsie est intéressante et permettrait de toucher beaucoup de monde – attirer l'attention sur ce problème est fantastique et si cela peut pousser les éditeurs à se confronter à leurs propres préjugés accidentels, et bien c'est merveilleux. La question n'est pas de savoir 'Pourquoi il n'y a pas plus de grandes femmes écrivains ?' parce que clairement, elles sont très nombreuses. La question est plutôt 'Pourquoi sont-elles si souvent mises à l'écart ?' Tout ce qui peut aider les éditeurs, les critiques et les médias à répondre à cette question est une bonne chose".