Début juin, l'auteure de science-fiction Nicola Griffith faisait une révélation troublante sur son blog. Après avoir analysé plusieurs prix littéraires comme le Pulitzer ou le Man Booker, la Britannique est arrivée à la conclusion suivante : les écrivaines ont peu de chance d'être primées, tandis que les romans narrés par des personnages féminins sont généralement ignorés (alors imaginez si une femme écrit un roman qui donne le point de vue à une femme). Si on pointe souvent du doigt le sexisme ambiant dans le cinéma ou la politique, le déséquilibre entre les sexes est donc également très présent dans le monde de la littérature. Kamila Shamsie, romancière anglo-pakistanaise a décidé de faire de cette inégalité son cheval de bataille. Dans une tribune parue sur le site du Guardian , elle appelle les maisons d'édition britanniques à relever un sacré challenge : ne publier que des livres écrits par des femmes en 2018.
Selon elle, l'étude choquante de Nicola Griffith n'est que la partie émergée de l'iceberg. L'auteure explique ainsi que les écrivains sont plus médiatisés que leurs consoeurs, qu'ils ont tendance à recommander des livres d'autres hommes, ou encore que les jurys des prix littéraires sont généralement entièrement masculins. Mais surtout, Kamila Shamsie indique que les maisons d'édition vont plus facilement soumettre des romans écrits par des hommes aux récompenses littéraires. Elle raconte : "J'ai demandé aux administrateurs du Man Booker combien de livres écrits par des femmes on leur avait soumis ces cinq dernières années. On m'a répondu moins de 40%. Ce problème ne vient pas seulement du Man Booker. J'ai moi-même été jurée à de nombreuses occasions et j'ai souvent été mal à l'aise de voir qu'il y avait un grand déséquilibre des sexes dans les livres soumis".
Si Kamila Shamsie a choisi l'année 2018 pour son grand projet littéraire, ce n'est pas un hasard. C'est cette année précisément que les Anglais fêteront le centenaire du Representation of the People Act, soit le droit de vote pour les femmes britanniques à partir de 30 ans. Elle écrit :
"L'année consacrée à la publication de romans exclusivement écrits par des femmes devra être à l'honneur sur les blogs spécialisés et dans les magazines, dans les vitrines des librairies, dans les festivals et dans les livres soumis aux prix littéraires. Nous devons imiter les suffragettes, qui avaient compris qu'être serviable et polie n'aident pas toujours quand on fait campagne. Si certaines maisons d'édition refusent de jouer le jeu, alors ce sont les libraires, les festivals et les blogueurs qui devront dire qu'ils refusent de donner de l'espace aux hommes cette année-là. Je suis sûre que beaucoup d'écrivains soutiendront cette campagne et ne soumettront pas leurs livres à la publication. Ils pourraient aussi lire, critiquer et recommander les livres qui seront publiés".
Suite à la publication de la tribune de Kamila Shamsie, la petite maison d'édition And Other Stories (spécialisée dans la traduction en anglais de livres en langues étrangères) a répondu présente. Dans un article publié sur le site de The Independent , l'une des rédactrices en chef de la société explique pourquoi participer à ce projet est vital selon elle :
"Ces dernières années, nous avons fait savoir que nous recherchions particulièrement des livres écrits par des femmes. Et peu importe d'où elles viennent. Et qu'est-ce que les gens nous ont envoyés ? Encore plus de livres écrits par des hommes. Quand j'ai lu l'article de Kamila Shamsie, j'ai été soulagée. C'est le petit coup de pouce dont nous avions besoin. (...) Nous devons commencer maintenant en cherchant des auteures, en commençant les traductions, en préparant les publications. J'espère sincèrement que le résultat sera que nous publierons des femmes que nous n'aurions pas découvertes autrement. Plus il y aura de femmes publiées, plus elles seront éligibles aux prix littéraires".
De son côté, Kamila Shamsie réfléchit déjà à l'impact que pourrait avoir cette année de publication réservée aux femmes : "La vraie question est : que se passera-t-il en 2019 ? Est-ce que l'on reviendra au statu quo, ou est-ce que cette année radicale transformera le monde de l'édition et changera notre vision de ce qui est normal et ce qui ne peut être changé ? Je suggère qu'on cherche à le savoir".