On en a toutes feuilleté au moins un numéro. Par envie, par ennui, par curiosité. Un Marie France chez notre grand-mère, un Femme actuelle dans la salle d'attente du dentiste, un Biba chez le coiffeur. Et puis, on en a achetés. Parfois juste pour passer le temps, parfois pour survoler quelques articles, parfois par réflexe. Surtout pour les images mises en avant, aux conséquences longtemps plus dévastatrices que libératrices.
Depuis notre adolescence et pendant plusieurs générations avant la nôtre, la presse féminine et ses messages multiples ont imprégné l'esprit de ses lectrices, pour se répercuter directement sur leur corps et faire naître des complexes toxiques. Aujourd'hui, le bilan fait mal.
Lucie Barette, docteure en littérature et en langue française, décrypte justement l'impact du genre dans une enquête qu'on ne lâche pas et qui, pour le coup, se lit de fond en comble. A travers Corset de papier (ed. Divergences), l'autrice revient rigoureusement sur son Histoire. Elle montre comment, dans le passé et dans le présent, la presse féminine se décrit elle-même comme l'alliée de sa cible. Une alliée redoutable, ses pages recelant d'injonctions interminables que de nombreuses femmes finissent par suivre puis intérioriser.
C'est dans ses colonnes qu'on apprend à se maquiller, à s'habiller, les dernières tendances qu'il ne faut surtout pas louper. A acheter, acheter, acheter. A être une femme respectable. Un manuel de bonne conduite à peine dissimulé qui renforce les stéréotypes de genres, crée des mythes irréalistes et provoque un sentiment d'insuffisance permanent.
"Je me suis aperçue que la presse féminine du XIXème siècle regroupait déjà toute l'architecture des magazines actuels dans la structure, le fond thématique, l'injonction, l'établissement des normes, le rapport à la consommation", développe la chercheuse auprès des Inrocks. Et paradoxalement, c'est là que ces dernières peuvent s'exprimer sur des sujets sociétaux qu'on refuse dans les journaux d'information.
Fascinant, à l'heure où de nouvelles publications émergent et d'anciens titres tentent de faire peau neuve, se confrontant à un ancien monde qui peine à suivre le mouvement. Voici ce qu'on retient de cet ouvrage passionnant.
L'universitaire part d'un constat : dans les magazines féminins, "l'actualité politique est peu présente par rapport aux thématiques liées aux normes de beauté et aux relations des couples hétérosexuels". Une lacune qui a du mal à être comblée, et des sujets à gagner en pluralité, remarque-t-elle. "Encore maintenant, (...) il s'agit principalement de sujets concernant la vie privée des femmes blanches."
Et d'observer une répartition genrée qui se perpétue, même en 2022. "Aux hommes, l'universel et le général ; aux femmes, le particulier et les valeurs culturelles qui sont associées au genre féminin". La question est évidente : pourquoi ? Pourquoi les journaux qui leur sont destinés excluraient précisément les conversations sociétales et politiques ?
"Mon hypothèse, c'est que des femmes ont essayé de fonder des journaux incluant cette dimension politique au cours du mouvement général d'explosion de l'imprimé au XIXe siècle, mais qu'on leur a mis des bâtons dans les roues (...) afin de canaliser leurs prétentions à l'analyse politique et de les cloisonner ainsi dans une culture domestique".
Face à cette censure qui ne dit pas son nom, et pour "ne pas rester muettes face à la redéfinition des fonctions sociales de unes et des autres" dans une époque qui éradique la monarchie mais s'épanouit dans un sexisme systémique et décomplexé malgré les nombreuses actions menées par des révolutionnaires, "elles ont fait comme elles ont pu".
200 ans plus tard, on en ressent toutefois encore les répercussions. "Les premiers journaux féminins du XIXe siècle pourraient nous paraître avoir l'excuse du temps, d'une société hors d'âge et, pourtant, on en perçoit toujours le schéma narratif, la trame, la trace", écrit la chercheuse.
Si la politique est absente des numéros, la morale religieuse, elle, s'y répand allègrement. Elle devient même la ligne éditoriale de la presse féminine, faute de pouvoir exprimer son soutien à une idéologie plutôt qu'à une autre. Pas de laïcité dans les Journal des femmes et autres Journal des demoiselles, mais une dichotomie explicite entre la Vierge Marie (l'exemple ultime pour la lectrice) et Eve la pècheresse (dont le nom est brandi comme une menace).
Une femme respectable est forcément celle qui prend soin de son foyer et des autres avant de penser à s'instruire, et fait surtout attention à ne pas rêver d'indépendance, les nouvelles moralisatrices allant bon train pour associer une envie de carrière à un malheur inévitable. Elle appartient aux classes aisées, aussi.
"Toutes [les jeunes filles] qui sortent du rang, de ce dévouement extrême à la famille, sont présentées comme malheureuses ou monstrueuses", note en ce sens Lucie Barette. Des commentaires qui restent en tête.
"Dès ses débuts, la presse féminine guide ses lectrices vers la consommation de masse des grands magasins et des marques de luxe, tout en assurant sa propre survie économique et en dégageant des bénéfices importants. Les magazines ne sont pas devenus des magasins", analyse Lucie Barette en reprenant les propos d'Isabelle Chazot, journaliste à Marianne, ancienne directrice de 20 ans et ex-plume de Isa et Grazia, "ils l'ont toujours été". Même lorsque le "branded content" n'en avait que la forme, la publicité dite "native" se dissimulant "entre les lignes d'une chronique qu'on disait alors 'affermée', c'est-à-dire consacrée à l'annonceur".
Cette proximité entre l'éditorial, les conseils que les journalistes dispensent aux lectrices et les intérêts publicitaires grandit à mesure que le capitalisme s'enracine dans la société. Sa démarche est simple : il joue sur les insécurités des femmes façonnées par le patriarcat, et renforcés par ce type de médias, pour créer des besoins et vendre toujours plus de produits qui viennent les combler.
"Il n'y a pas à dire, c'est très efficace", ironise Lucie Barette, qui pointe d'ailleurs que les mêmes corps, blancs et minces, continuent d'être érigés en modèles, deux siècles plus tard.
L'autrice déplore : "C'est tout de même effarant de constater que, depuis 200 ans, nous subissons les mêmes mécanismes, que l'on tombe dans le même panneau, perpétuellement, et ce malgré les critiques et les prises de conscience des dernières décennies."
Toutefois, dans un monde où nos voix sont minimisées quand elles ne sont pas silenciées, la presse féminine incarne "un espace où se développe la puissance d'agir des femmes". Grâce à des "réflexions concernant l'éducation des femmes et des enfants", à des rubriques qui "tentent de pallier l'absence d'instruction des femmes et des jeunes filles avec des articles qui sont autant de cours thématiques", ou encore en informant "sur l'actualité culturelle et [en ouvrant] leurs colonnes à la fiction littéraire, à la poésie et à la littérature étrangère".
Ces publications (Le Journal des demoiselles ou Le Journal des femmes), Lucie Barette estime qu'elles relèvent d'un "féminisme apprivoisé", puisqu'elles prônent l'autonomie de son public "tout en proposant un modèle féminin qui s'accommode de celui imposé par l'hétéro-patriarcat blanc".
Et puis, il y a les revues féministes. Celles d'hier (L'Athénée des Dames, La Femme Libre et La Fronde) et d'aujourd'hui (La Déferlante, Censored, Gaze ou Deuxième page), "qui tentent de repenser le modèle du journal féminin pour en faire une plateforme de réflexion et d'émancipation féministe". Un espoir pour un futur plus libre ? L'autrice semble l'entrevoir.
Elle signe d'ailleurs : "Alors oui, la presse féminine est un corset de papier, mais le papier se déchire facilement, et certaines en ont pris leur parti". A nous de continuer sur cette voie.