"Personne ne parle jamais du moment où vous avez découvert que vous étiez blanc. Ou du moment où vous avez découvert que vous étiez noir. C'est une profonde révélation. À la minute où vous le savez, quelque chose se passe. Vous devez tout renégocier". Ces mots de la grande Toni Morrison suggèrent toute la force de la littérature de la romancière. Et de la littérature tout court, nécessaire lorsqu'il s'agit d'éveiller les consciences.
Dénoncer les injustices, offrir des outils de lutte collective, partager des repères historiques et les figures inspirantes qui vont avec... Bien des romans et des essais, tout nouveaux ou mondialement célébrés, s'avèrent pertinents à l'heure où le slogan "Black Lives Matter" ("Les vies noires importent") résonnent aussi bien aux Etats-Unis qu'en France.
Alors que des marches s'organisent pour honorer les mémoires de George Floyd et Adama Traoré, on se replonge dans une bibliothèque faite d'ouvrages percutants, lucides et incisifs.
Tour d'horizon en huit volumes.
"Les autres sont invisibles pour nous parce que nous ne faisons pas l'effort de les reconnaître comme des êtres humains". Lauréat du National Book Award, le chef d'oeuvre de Ralph Ellison narre l'histoire d'un véritable "homme invisible" : nous partageons les pensées d'un jeune Noir du Sud, subissant les discriminations raciales de la société états-unienne. Entre quête d'identité et contestations révolutionnaires, droits civiques et hypocrisies sociales, cette plongée immersive dans l'Amérique des années quarante désarme encore par sa douloureuse justesse.
L'initiative des éditions Syros est salutaire : proposer un abécédaire antiraciste à l'adresse d'un jeune public. Soit pas moins de 67 mots permettant d'évoquer le racisme ordinaire et de déconstruire les préjugés les plus imbriqués dans la vie quotidienne. Indispensable s'il en est pour aiguiser les esprits dès l'enfance et relayer le sens de termes encore loin d'être tout à fait assimilés par les adultes - comme celui, crucial, "d'intersectionnalité".
"Tu étais né dans une société qui affirmait avec une précision brutale et de toutes les façons possibles que tu étais une quantité humaine absolument négligeable". Impossible de synthétiser en quelques mots l'envergure de James Baldwin, figure emblématique de la culture afroaméricaine (né à Harlem), romancier lauréat du Prix Nobel, mais aussi poète et auteur de pièces de théâtre. La prochaine fois, le feu, est l'un de ses opus les plus estimés.
Il se constitue de deux essais évoquant aussi bien la ségrégation entre Américains blancs et noirs (persécutés) que le racisme inhérent au puritanisme chrétien. Une belle initiation à la pensée de cet activiste de renom, qui a aussi bien fréquenté Malcolm X que Nina Simone.
Celles et ceux qui désireraient en savoir plus sur sa vie et son oeuvre se plongeront dans I am not your negro, le portrait que le documentariste haïtien Raoul Peck lui a consacré.
"La race est la classification d'une espèce et nous sommes la race humaine, point final. Alors quelle est cette autre chose : l'hostilité, le racisme social, la fabrication de l'Autre ?". Les "autres" que dépeint Toni Morrison dans ce recueil de textes (issus de conférences proposées à Harvard), c'est cette idée d'altérité et de différence employée depuis des siècles pour susciter peur, préjugés et oppressions entre les individus.
L'éloquence inestimable de l'autrice et essayiste, sacrée par le prix Pulitzer et le prix Nobel, cristallise ainsi toutes les formes de discriminations (racisme et sexisme) en un discours aussi éclairé que fédérateur. Les non-initié·e·s à l'oeuvre de Toni Morrison poursuivront leurs lectures en enchaînant sur la trilogie romanesque multicélébrée constituée de Beloved, Jazz et Paradis.
"Quand des Blancs feuillettent un magazine, surfent sur Internet ou zappent à la télévision, il ne leur semble jamais étrange de voir des gens qui leur ressemblent en position d'autorité". Le grand thème de la journaliste britannique Reni Eddo-Lodge, c'est ce tabou primordial et pourtant si incompris dans notre société : le privilège blanc.
Quelles observations et constants peut-on donc tirer de cette évidente omniprésence blanche dans la publicité, les industries culturelles, les entreprises ? Que raconte-donc la notion complexe de "racisme structurel" sur notre monde et les systèmes hiérarchiques qui le définissent ? Une enquête aussi dense que salutaire.
"J'arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses, mon âme pleine du désir d'être à l'origine du monde, et voici que je me découvrais objet au milieu d'autres objets". Publiée au début des années cinquante, cette étude du colonialisme par le philosophe et psychiatre Frantz Fanon a fait date.
Car ce n'est pas simplement une leçon d'Histoire que l'auteur délivre, mais une exploration de l'héritage dramatique laissé par l'exploitation des personnes noires. Une tragédie synthétisée par ces paroles du poète et politcien Aimé Césaire, citées en introduction et issues de son Discours sur le colonialisme : "Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme".
Systèmes judiciaire et éducatif, santé, sphère médiatique... Cet ouvrage collectif québécois aux multiples plumes aborde tous les domaines sociétaux au sein desquels s'insinue le racisme systémique. Une étude d'une exemplaire minutie qui vise avant tout, par ces études érudites, à déployer des outils de lutte et de résistance pour toutes et tous.
Paulette Nardal est une figure historique. La première femme noire à avoir étudié à la Sorbonne (c'était en 1920). Une journaliste profondément engagée - contre le mépris de la "conscience noire" et le fascisme de Mussolini, pour les droits des femmes martiniquaises. Une militante aux travaux théoriques nécessaires, faite Officier des palmes académiques, Chevalier de la Légion d'honneur et Commandeur de l'Ordre National de la République du Sénégal - excusez du peu.
Signé Philippe Grollemund, ces Fiertés de femme noire sont une suite d'entretiens en sa précieuse compagnie. "Ayant perçu, avant les hommes, la nécessité d'une solidarité raciale, j'ai aussi voulu sensibiliser les femmes à la chose sociale et à la fierté noire", raconte la principale concernée. Un exercice de transmission riche de sens.