Les fables de la Fontaine qui ne ratent jamais leurs cibles, l'ironie aussi légère qu'assassine de Voltaire... Nos classiques nous rappellent en permanence que les critiques les plus efficaces ne sont pas forcément les plus sérieuses. Et c'est exactement le cas du livre de Maureen Sherry, Opening Belle. Sorti en février 2016 aux Etats-Unis, son roman n'a "rien d'un brûlot féministe"comme le constate Le Monde : il tient plutôt de la "chick lit", un genre littéraire anglo-saxon qui traite avec humour et légèreté les problèmes des femmes modernes. Et pourtant,ce livre nous fait l'effet d'un coup de poing.
Il raconte les tribulations de Belle, modèle par excellence de la working mum, avec trois enfants, un mari au chômage et un poste prestigieux dans une grande banque d'affaires de Wall Street juste avant la crise de 2008 : c'est la rencontre entre Working Girl et Le Loup de Wall Street, selon le site internet officiel de l'auteur. Elle relate son quotidien dans l'univers suintant de testostérone et de machisme des traders. Sauf que malgré le ton désabusé, les mésaventures de l'héroïne nous font froid dans le dos : on ne sent que trop la réalité affleurer sous la fiction, et c'est une réalité qui dérange.
En effet, Maureen Sherry a travaillé chez Bear Stearns , pendant douze ans durant les années 90 : diplômée de Cornell, elle fut le plus jeune "managing director" de l'époque. Et elle a fini par abandonner le monde de la finance qui lui demandait "un prix trop élevé par rapport à ce que mon travail m'apportait", confie-t-elle au Huffington Post . Elle s'est servie de son vécu pour enrichir son roman, qui malgré son ton léger, se lit comme un manifeste contre le sexisme accablant les femmes qui tentent de conquérir Wall Street. Dans une tribune libre pour le New York Times, elle dévoile certains de ses souvenirs pour dénoncer l'ampleur du phénomène. Le ton était donné dès le départ : son premier jour, lorsqu'elle ouvre le carton de la pizza qui devait lui servir de repas, elle découvre que ses collègues avaient remplacé les rondelles de pepperoni par des préservatifs. Bienvenue à Wall Street, où le sexisme est élevé au rang d'art, comme le montre cette charmante surprise.
Les anecdotes de ce genre sont légion. Toujours pour le NY Times, elle raconte l'entretien qu'elle avait fait passer à une jeune femme tout droit sortie de la Wharton School of Business. Quand cette dernière lui demande comment ça se passe pour les –rares- femmes de l'entreprise, Sherry raconte qu'elle pense aux innombrables humiliations et d'obstacles que la candidate va devoir affronter simplement parce que c'est une femme. Elle pense au fait qu'elle devrait la prévenir qu'elle n'aura jamais le droit de pleurer, ou d'avoir n'importe quel comportement "stéréotypé" de femme si elle veut survivre ; qu'il vaut mieux cacher ses grossesses le plus longtemps possible, voire même qu'elle cache le fait qu'elle est mariée, si elle veut un jour qu'on lui confie quelques responsabilités. Qu'elle ne sera jamais payée autant qu'un homme ("A l'époque, une femme à Wall Street gagnait 55 à 62 cents pour chaque fois qu'un homme dans la même position gagnait un dollar") et qu'elle ne brisera jamais le plafond de verre -qui est plutôt en béton armé dans l'univers du trading. Qu'éventuellement, il pourra lui arriver que des employés viennent lui tripoter les seins en public "parce qu'ils voulaient savoir s'ils étaient refaits ou non afin d'arbitrer un pari". La liste est interminable et pénible à lire : "Je n'ai pas parlé non plus des meuglements que les traders faisaient sur mon passage lorsque je me dirigeais vers l'infirmerie avec un tire-lait, en revenant de mon congé maternité, ou de l'employé qui s'est amusé à boire par défi une des bouteilles de mon lait maternel que j'avais rangée dans le frigo de l'entreprise. J'ai pensé au gars qui était connu pour déposer des pansements sur les bureaux des femmes quand il faisait froid à l'étage du trading parce qu'il 'ne voulait pas être distrait', et aux nombreuses fois où j'ai entendu une femme partager une idée en meeting, pour voir quelques jours plus tard un homme en récolter tout le mérite".
L'analogie entre ces hommes qui se comportent comme des animaux en rut et leur emblème, le "Charging Bull" qui trône à l'entrée du royaume de la finance s'impose tellement d'elle-même que c'en est désolant. Sous ses airs futiles, Opening Belle est un cri poussé contre ce machisme persistant, qui est bien plus féroce et dégradant que ce qu'on pouvait imaginer.
Maureen Sherry développe son réquisitoire dans sa chronique pour le NY Times. Elle dénonce en particulier l'opacité du système, qui malgré des améliorations apparentes visant à protéger les femmes, demeure toujours aussi sexiste. En réalité, la situation des femmes dans se milieu n'évolue pas. Une étude menée par Bloomberg Business en 2015 prouve que si en apparence, la parité est de mise puisqu'une femme et un homme à qualification égale touchent le même salaire pour leurs premiers emplois, l'écart se creuse vite. Pour mener l'étude, l'institut a étudié le parcours des titulaires de MBA en finance de Columbia (majoritaires à Wall Street) qui ont été diplômés de 2007 à 2009. Six à huit ans plus tard, une femme gagnera environ 40% de moins que l'homme qui s'asseyait à côté d'elle en cours. "Comment tout peut avoir changé sans changer du tout ?", déplore Sherry.
La réponse est simple : en partie à cause du silence qu'on leur impose. Comme le précise Magame Figaro, de nombreuses banques ont recours au formulaire U4, qu'elles font signer à leurs employés au moment de les embaucher. C'est un formulaire d'acceptation d'arbitrage qui oblige l'employé à régler tout désaccord avec son employeur en interne. En clair, interdiction de laver son linge sale en public : quoi qu'il se passe, le U4 empêche les employés d'attaquer publiquement en justice la banque. L'arbitrage est rendu en salle de conférence, et l'employé repart avec un chèque, le prix de son silence. Il est donc très rare que les problèmes d'harcèlement sexuel ou de sexisme que peuvent rencontrer les femmes au sein de l'industrie de la spéculation puissent être exposés au grand jour.
La candidate dont Sherry parle dans le New York Times n'est restée que 5 ans, après avoir porté plainte : "Quel que soit son expérience, sa plainte est passée en arbitrage interne. Elle avait signé un accord de non-divulgation ; elle a juste empoché un chèque. Une autre affaire de bouclée. Une autre femme brillante dont la carrière à Wall Street s'achevait", explique Sherry. Parce que, comme le souligne le Washington Post , le choix est simple pour les femmes : se taire et jouer le jeu, ou partir. Dans son roman, Maureen Sherry qui elle aussi, a fini par jeter l'éponge, fait d'ailleurs dire à son héroïne après qu'un employé se soit permis de glisser ses mains sous sa jupe : "Je me dégoûte moi-même de ne pas m'en aller, d'accepter tout cela juste pour pouvoir parler business". Les femmes ne dictent pas les règles du jeu : elles ne font que les subir.
Opening Belle décape donc les mythes dorés de l'univers du Loup de Wall Street et dénonce l'hypocrisie des mesures prises pour établir une parité homme/femme en dressant l'effrayant portrait d'un monde du travail qui continue à discriminer et à décrédibiliser les femmes. Car il n'y a pas que les aventurières de la finance qui se reconnaîtront dans ce livre : Maureen Sherry expliquait dans Atlantico qu'il en va de même dans tous les secteurs historiquement masculins, comme les sciences, les technologies, le cinéma, ou bien évidemment la politique , comme l'affaire Baupin le révèle encore une fois. Et le phénomène déclenché par le récit de Sherry ne s'arrête pas en si bon chemin : Variety a annoncé que la Warner Bros avait racheté les droits et allait le transformer en film qui mettra les femmes à l'honneur. On parle de Reese Witherspoon dans le rôle de Belle, mais on compte aussi sur la participation deLena Dunham, Shonda Rhimes, Andrea Papandrea... Que des femmes bien décidées à briser l'omerta des "primates de Park Avenue" en brisant le silence. Il était grand temps.