Le cauchemar de Sarah* a duré plus de 20 ans. Après un mariage avec son amour de fac, sa vie a lentement basculé dans l'horreur. "Plein de petites choses", soupire la quadragénaire. "Cela n'a pas été un changement brusque, donc je ne m'en suis pas rendue compte tout de suite." Et ces "petites choses" se sont progressivement accumulées jusqu'à devenir quotidiennes : humiliations, insultes, violences physiques "sans marques".
"Une fois, il m'a même plaquée contre le mur en m'étranglant avec les enfants dans la pièce d'à côté et en hurlant", raconte-t-elle, la voix nouée. Mais justement, il y a ces trois enfants que la jeune mère essaie de farouchement préserver. "On n'a pas envie de divorcer, d'imposer un divorce à ses gamins. Donc on laisse couler, on n'ose pas en parler autour de soi."
Sarah se retrouve prise au piège de sa terreur intime pendant des années. Elle garde espoir, feint de croire son bourreau lorsqu'il lui promet qu'il "va changer". "Je suis un peu fleur bleue, peut-être trop gentille, toujours à accorder une dernière chance." Elle a beau tenter de "cimenter" ce qu'il reste de cellule familiale, le gouffre entre les deux conjoints s'agrandit jusqu'à devenir béant, et les violences physiques et psychologiques redoublent, insoutenables. Les enfants souvent "à côté". Jusqu'à un dernier événement. "C'était le jour de la date d'anniversaire de notre mariage. Il a créé le déclic. Moi, je pouvais patienter, souffrir... Mais je me suis rendue compte que ça faisait aussi du mal à mes enfants", raconte-t-elle. "J'ai deux grandes filles et clairement, je leur donnais le mauvais exemple."
Mais si sa décision de s'extirper est prise, le cauchemar continue. "D'abord, il ne m'a pas prise au sérieux. Et quand il a compris que j'étais déterminée à le quitter, son comportement a empiré. Ca a été l'escalade. Les mois qui se sont écoulés entre la première fois où je lui ai parlé de divorce et le jour où il est enfin parti de la maison ont été très durs pour nous tous."
Sarah trouve la force d'entamer les premières démarches. Elle rencontre un avocat, porte plainte et se renseigne auprès de la Maison des femmes de Saint-Denis. "Sur place, j'ai été conseillée par un policier, une gynécologue. Mais je n'étais pas encore prête. D'autant que le dossier qu'il a monté contre moi m'a complètement anéantie. Des mensonges énormes. C'était une énième violence." Sarah s'enfonce dans la dépression et la phobie administrative. Son ex la harcèle, continue les humiliations à distance. Le tyran s'agrippe pour maintenir son emprise. "Il a tout tenté, notamment en manipulant les enfants, en se faisant passer pour une victime."
Puis survient le sursaut final. "J'ai enfin réagi et commencé à me bouger". Sarah reprend contact avec la Maison des femmes, qui la prend en charge. Dans ce lieu d'accueil bienveillant pour les femmes victimes de violences, elle tente de se reconstruire pas à pas. Elle teste "l'atelier jardinage, l'estime de soi, le groupe de parole, la coiffure". Mais aussi le karaté.
Ce programme original, baptisé Fight for Dignity, a été conçu il y a trois ans en République démocratique du Congo par la triple championne du monde de karaté, Laurence Fischer, investie dans l'humanitaire. "En se rendant dans la région du Kivu, où le viol est utilisé comme arme de guerre, Laurence a pu visiter l'hôpital où opère le docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix 2018. Et elle s'est aperçue que rien n'était prévu dans le parcours de soin pour aider les femmes à se reconnecter à leur corps traumatisé. Elle a donc créé ces séances spécialement adaptées aux victimes de violences", explique Sabine Salmon, directrice de Fight for Dignity.
Cette méthode unique au monde, aujourd'hui déployée au sein du parcours de soin de la Maison des femmes de Saint-Denis, aide les femmes violentées à se reconnecter à leur enveloppe corporelle et à reprendre confiance en elles. Des séances qui aident Sarah à avancer. "Au tout début, ce qui m'intéressait dans le karaté, c'était de pouvoir me défendre physiquement. Mais je me suis rendue compte que ce n'était pas le but de cet atelier..."
Car ici, le karaté s'écarte de la self-défense. Certes, les pratiquantes apprennent les katas, mais il est surtout question d'apprendre à respirer, à redresser la tête, à rependre confiance, ne plus courber le dos et à se réapproprier ce corps brutalisé. Pendant les exercices, Lamya, la coach, martèle des mantras réparateurs qui visent à panser les plaies psychiques et physiques. "Elle nous répète : 'Tenez-vous bien droites, vous êtes fières, vous êtes importantes, vous êtes extraordinaires'. Ca paraît bête peut-être, mais moi, ça me fait du bien", sourit Sarah. "On a besoin de l'entendre parce qu'on a été cassées pendant des années. Quand on a été insultées, humiliées, frappées pendant des années."
Preuve de l'efficacité de cet atelier inédit : la liste d'attente qui s'allonge. "Les pratiquantes reviennent d'une semaine à l'autre. Elles prennent enfin ce temps pour elle. On pense même à ouvrir un deuxième créneau", souligne Sabine Salmon. Et au-delà de ce karaté tout doux qui soigne comme un onguent, l'appartenance au groupe, la sororité et le partage d'expérience jouent un rôle essentiel. "Cela me fait du bien d'être intégrée avec ces autres femmes d'une vingtaine d'années à la soixantaine. Sans forcément en parler, on sait qu'on a toutes vécu des violences conjugales."
La méthode Fight for Dignity- dont les bienfaits psychologiques et physiques sont actuellement étudiés par le laboratoire Sport et Sciences Sociales de l'Université de Strasbourg- s'essaime en France. Le karaté thérapeutique devrait ainsi être développé dans le nouveau lieu d'accueil médicalisé, La maison de Soie, à Brive-la-Gaillarde, et peut-être bientôt à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris ou à la Citad'elles de Nantes.
Alors que le confinement a temporairement porté un coup d'arrêt aux ateliers karaté ("J'en ai eu les larmes aux yeux quand on me l'a annoncé"), Sarah reste en contact avec le petit groupe solidaire sur WhatsApp, échange des recettes, des vidéos. Si elle confie avoir encore du mal à se reconstruire après deux ans et demi de séparation, elle s'impatiente de pouvoir retourner sur le tatami. "Je sens que ça joue beaucoup sur l'estime de soi. Peut-être que ça faisait défaut avant toutes les violences qu'on a subies, et que ces violences ont accentué tout ça. Cela nous donne de la force."
*Le prénom a été modifié
- Si vous êtes victime ou témoin de violences conjugales, appelez le 3919. Ce numéro d'écoute national est destiné aux femmes victimes de violences, à leur entourage et aux professionnels concernés. Cet appel est anonyme et gratuit.
- En cas de danger immédiat, appelez la police, la gendarmerie ou les pompiers en composant le 17 ou le 18.